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Est ce Faisable ?

par

Léopold Kohr

traduit à partir de http://www.cesc.net/radicalweb/realnations/kohrchapters/finalchapters.pdf par Michel Roudot

Dixième Chapitre de

La Décomposition des Nations

Questions Discutées

Instabilité des unions actuelles.
La division des grandes puissances est essentielle.
La question n'est pas : est ce faisable, mais comment le faire ?
Division par la guerre et division par la représentation proportionnelle.
L'assignation de plus de votes aux grandes puissances si les représentants fédéraux sont élus au niveau du district.
Fédéralisation des grandes puissances et progressivité et imperceptibilité de leur dissolution
Districts correspondant aux anciennes unités étatiques - donc division non artificielle.
Particularisme indigène assurant l'approbation populaire.
L'horloge ne peut pas revenir en arrière.
Empêcher la réunification des petits états.


Écrit en 1946
Première publication en 1955




Est ce Faisable ? par Léopold Kohr

Le chapitre précédent a démontré qu'aucune organisation locale, nationale ou internationale satisfaisante ne peut fonctionner si ce n'est sur la base d'un modèle de petites unités. C'est le seul modèle qui résout le problème de l'administration efficace. En conséquence il semblerait que ni un Monde Uni ni une Europe Unie ne peut durer pendant quelque temps sur la base des dispositions existantes en unissant comme ils le font un mélange indigeste de petits aussi bien que de grands états. Les organisations de cette nature manquent de l'équilibre interne essentiel qui pourrait donner à leur structure fédérale plus qu'un succès temporaire. Dans leur forme actuelle les différents essais contemporains d'unions internationales peuvent donc être maintenus seulement au moyen d'une force externe comme la menace d'une agression. Une fois qu'elle disparaît ils doivent ou éclater, ou s'effondrer, ou se transformer en tyrannies mono-pouvoir. En tant qu'unions libres, démocratiques de nations ils ne peuvent pas survivre.

Tandis qu'un équilibre fédéral pourrait théoriquement aussi être établi sur la base d'un modèle de grandes unités laissant intactes les grandes puissances et unifiant comme contre-mesure les petits états jusqu'à ce qu'eux, aussi, forment des blocs puissants, un équilibre de cette sorte produirait une entente si inélégante et maladroite que la première et plus légère secousse menacerait son existence.

Pour tous les buts pratiques, donc, les unions internationales doivent rechercher, au lieu du lourd équilibre stable d'organisations de grandes puissances, l'équilibre mobile et fluide d'arrangements multicellulaires de petits états. La solution de leurs problèmes se trouve dans le champ micro- et non macro-politique. Ils doivent éliminer de leur système non les petits états, mais les grandes puissances. Ceci seulement les pourvoira du mécanisme interne pour faire face aux frictions quotidiennes de la vie sociale sans la nécessité de créer une machine gouvernementale de telles proportions qu'elle ne pourrait pas être maintenue même si elle pouvait être créée.

Une question se pose maintenant, même pour ceux qui ont été convaincus par les arguments de ce livre : est ce faisable ? Les grandes puissances peuvent-elles être divisée ? La Russie soviétique et les Etats-Unis accepteront ils leur dissolution simplement pour sauver les Nations Unies ? La France, l'Italie, la Grande-Bretagne, ou l'Allemagne donneront ils jamais leur consentement à leur propre liquidation simplement parce que ce serait sage ? L'horloge peut elle revenir en arrière ?

On pourrait répondre à cette question très simplement en disant que d'abord ce n'est pas la question. Si les régions comme l'Europe désirent vraiment l'union, la question à résoudre n'est pas : les grandes puissances peuvent-elles être éliminées ? Mais comment peuvent-elles être éliminées ? Si des régions contenant des grandes puissances veulent s'unir, elles doivent diviser ces puissances. Et ce qui doit être fait, peut être fait. Même l'horloge peut revenir en arrière - pour choisir dans la barrique d'objections un de ces stéréotypes au moyen desquels nos théoriciens tentent si souvent de détruire une proposition sans même la considérer. Ceux qui utilisent ce slogan comme une barrière insurmontable au démantèlement des grands pouvoirs politiques sont fréquemment les mêmes qui préconisent la décartellisation dans le domaine économique, le démantèlement des grands empires économiques, sans se rendre compte que cela signifie revenir en arrière, aussi. Ce qu'ils appellent réactionnaire politiquement, ils l'appellent progressiste économiquement. Aucun ingénieur ne rêve de se dissimuler derrière ce slogan quand il découvre des défauts dans un pont presque achevé. Au lieu de dire qu'il ne peut pas revenir en arrière, c'est précisément ce qu'il fera, s'il veut sauvegarder sa réputation. Il démolira la structure et commencera à tout reconstruire. Aucun auteur, s'engageant dans une impasse, ne perpétuera sa frustration en insistant sur le fait que, étant si avancé dans son intrigue, il ne peut pas revenir en arrière. Peut-être ne le peut il pas, mais alors son travail sera un échec. Mais s'il le peut, il peut encore le transformer en chef-d'oeuvre. Finalement, même dans le sens le plus littéral, le célèbre slogan de l'horloge, qui a causé tant de ravages intellectuels, est non seulement sans signification comme analogie, mais idiot dans son sens propre, puisqu'il est peu de choses qui sont plus faciles que de faire reculer l'horloge. Essayez donc. En fait c'est si facile que l'on n'a même pas besoin d'appliquer une force extérieure. Sans aide et sans brutalité, l'horloge revient où elle a commencé toutes les vingt-quatre heures simplement en avançant de son cours lent et doux.

Ainsi, on peut, bien sûr, revenir en arrière et les grandes puissances peuvent être éliminées exactement comme les grandes puissances elles-mêmes, telles la France ou l'Allemagne d'Hitler, ont pu éliminer leurs blocs de pouvoir internes sans écouter les particularistes qui protestaient qu'elles ne pouvaient pas le faire. Elles le pouvaient et l'ont fait. La seule question à résoudre est donc : comment peut-on le faire ?

Une façon de diviser les grandes puissances pourrait être la guerre. Un homme comme Hitler aurait pu le faire et, peut-être, l'aurait il fait. Les Alliés victorieux l'ont fait en ce qui concerne l'Allemagne qui, pour la première fois en cent ans, avec la Prusse subdivisée en un certain nombre d'états égaux plus petits, a une chance de se fédérer avec succès. De la même manière, les Alliés auraient pu faire un pas de plus et dissoudre la dernière structure restante qui assure toujours l'union des états allemands. Cependant, personne ne peut suggérer une méthode aussi brutale et sanglante pour la destruction des autres puissances sans être traité de belliciste. Elle n'est mentionnée ici qu'en réponse à l'argument que la division des grandes puissances est impossible. Si elle ne peut pas être provoquée par d'autres moyens, elle peut l'être par la force des armes et, puisque c'est bien une méthode, il semble que la division peut être effectuée.

Mais la guerre n'est heureusement pas le seul moyen par lequel les grandes puissances peuvent être divisées. Englouties dans un marais d'émotivité infantile et attachant une valeur phénoménale au fait qu'elles sont grandes et puissantes, elles ne peuvent pas être persuadées d'opérer leur propre dissolution. Mais, étant infantiles et émotionnelles, on peut les y amener par la ruse. Alors qu'elles rejetteraient leur division, si elle leur était présentée comme une exigence, ils pourraient tout à fait désirer l'accepter, si on la leur offrait sous l'apparence d'un cadeau. Ce cadeau serait : lareprésentation proportionnelle dans les instances dirigeant l'union fédérale dont ils font partie. L'acceptation de cette offre ne causerait rien moins que leur disparition finale.

1. La Division par la Représentation Proportionnelle

Le principe fédéral conventionnel de gouvernement accorde un nombre égal de voix à chaque unité souveraine participante d'une fédération sans tenir compte de la taille de sa population. C'est tout à fait raisonnable puisque la loi internationale ne distingue pas parmi les souverains et ne rend pas le degré de souveraineté dépendant de considérations quantitatives. La France, avec 45 millions d'habitants, n'est pas plus souveraine que le Liechtenstein dont la population compte moins de 13 000 habitants. Tandis qu'elle a plus de puissance que le Liechtenstein, elle n'a pas plus de droits que cette principauté miniature. Elle n'a pas non plus plus d'existence physique. Pour cette raison, les grands Etats membres d'organisations internationales réclament toujours à cor et à cri une représentation proportionnelle plutôt que par état pour que leur force numérique puisse être prise en compte d'une façon plus réaliste. Mais tant que la loi des nations considère chaque état souverain comme l'égal de n'importe quel autre, les grandes puissances n'ont aucune chance de satisfaire leur désir passionné à être considérées non seulement comme plus volumineuses que de petits états, mais plus grandes et dotées de plus de droits également.

Ce désir insatisfait est la clé de la ruse au moyen de laquelle les grandes puissances peuvent être amenées à accepter gracieusement leur propre liquidation. On leur donnera ce qu'elles veulent si douloureusement - mais avec une chaîne attachée. Illustrons ceci par l'exemple du Conseil de l'Europe qui est composé de quatre grandes puissances, la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et l'Italie et d'un certain nombre de petits états comme la Belgique, le Luxembourg, le Danemark, ou les Pays-Bas. Son principal problème de survie est sa division en quatre grands pouvoirs égocentriques et ainsi essentiellement peu coopérants. La France - pour illustrer la technique de division sur un pays qui s'accroche avec une ténacité particulière aux concepts de pouvoir et de gloire - ne consentirait jamais à être partagée en ses régions historiques originales. Mais elle n'objecterait certainement pas une invitation à être représentée dans les corps représentatifs du Conseil de l'Europe par, disons, vingt délégués votants comparés avec, disons, un délégué du Luxembourg, trois délégués du Danemark et cinq délégués chacun de la Belgique et des Pays-Bas.

Cependant, tandis que la France et la Grande-Bretagne ou l'Allemagne favorisées de la même manière seraient naturellement enchantées d'une telle redistribution de votes, le Luxembourg, la Belgique, le Danemark, ou les Pays-Bas ne le seraient pas, pour la simple raison qu'elle laisserait inchangée la domination des grandes puissances au Conseil de l'Europe. De plus, cela rendrait légale une désagréable condition réelle. Mais les pays les plus petits lèveraient peu d'objections si les vingt membres de la délégation française étaient élus, non nationalement, mais régionalement et recevaient, par conséquent, seulement des responsabilités régionales et une représentation régionale. Un tel changement dans la source de délégation changerait l'image entière d'une façon imperceptible, et cependant radicale et fondamentale. C'est cela qui provoquerait la dissolution finale de la France. Pourquoi ?

La France, comme elle a effectué sa subdivision en plus de quatre-vingt-dix départements pour des raisons d'administration interne, devrait maintenant, pour profiter de l'augmentation de sa force de vote, se diviser en vingt districts fédéraux dans l'intérêt administratif du Conseil de l'Europe. Chacun de ces districts élirait directement ses représentants aux différentes instances fédérales et chacun resterait le formulateur exclusif des mandats et des instructions données à son propre délégué. Ainsi, les vingt membres élus dans les différents districts de la France n'apparaîtraient pas dans les assemblées fédérales comme une unité, mais comme vingt membres individuels représentant non un mais vingt électorats, non une mais vingt majorités et non une région commune, mais vingt différentes. Ces membres serviraient seulement deux organismes politiques, leur district et le Conseil de l'Europe, comme le Suisse sert seulement deux unités organisées, son canton et la fédération complète. Et, comme il a déjà été mis en évidence, de même que la Suisse ne reconnaît aucune organisation intermédiaire sous forme de sous-fédération des cantons allemands ou français pour agir comme intermédiaire perturbateur entre le canton et la fédération, de même le Conseil de l'Europe ou, comme il pourrait finalement être appelé, les Etats-Unis d'Europe, ne reconnaîtrait aucun intermédiaire perturbateur sous forme de sous-union des districts français. D'un point de vue fédéral la France, comme aussi la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie, cesseraient donc d'exister en tant que composante d'une union européenne.

Cependant, la simple division de la France en districts conseil-européens ne serait pas suffisante. La France est un état fermement centralisé et, comme d'autres, doit son développement en tant que grande puissance à ce fait même. Tant que la centralisation existe, la grande puissance existe et n'importe quelle division dans ces circonstances ne serait que fictive. Pour rendre la division effective, les grandes puissances devraient subir un changement interne fondamental. Comme étape préliminaire vers l'intégration couronnée de succès dans une plus grande organisation internationale ils devraient transformer leurs systèmes centralisés actuels en fédérations décentralisées. Cela rendrait leur division réelle et ainsi introduirait réellement leur dissolution graduelle. C'est un aspect caractéristique des vraies fédérations que la part principale de puissance publique est confiée à la petite unité membre, alors que des quantités progressivement les décroissantes de pouvoir sont réservées aux niveaux gouvernementaux les plus hauts. De cette façon le pouvoir est confié où il ne peut pas faire de mal et refusé où il pourrait assumer des proportions dangereuses et inviter à l'abus. Avec les organes les plus hauts d'une fédération en possession de peu de pouvoirs par eux mêmes, aucun complexe de pouvoir obtructeur ne peut se développer au sommet. En conséquence, il serait relativement facile de transférer les derniers faibles pouvoirs nationaux restants à une plus large autorité internationale. De cette manière, la division pourrait être effectuée par le moyen inoffensif de la fédéralisation interne des grandes puissances provoquée par l'offre d'une représentation proportionnelle plutôt que nationale. Le Professeur Henry Simons exprimait une idée semblable quand il écrivait :

' Une grande vertu du fédéralisme ou de la décentralisation extrêmes dans de grandes nations est qu'il facilite leur extension vers l'organisation mondiale ou leur  facile absorption dans de toujours plus grandes fédérations. Si les gouvernements centraux étaient, comme ils devraient l'être, en grande partie les dépositaires de pouvoirs non exercés, tenus simplement pour empêcher leur exercice par les unités constitutives ou des organisations extragouvernementales, alors l'organisation supranationale serait facile si non presque gratuite. En fait, une telle décentralisation ou désorganisation de grande nation est à la fois la fin et les moyens de l'organisation internationale. '1

La question est maintenant : pourrait on amener la France ou une grande puissance à accepter une telle auto-division par la fédéralisation ? La réponse est oui, et pour différentes raisons. En premier lieu, comme il vient d'être mis en évidence, la division serait présentée sous forme d'un cadeau. Au lieu d'une voix dans le Conseil de l'Europe, les Français (bien que pas la France) s'en verraient offrir vingt. Comme la fédéralisation signifierait une transition par étapes, avec les pouvoirs gouvernementaux qui ne seraient pas éliminés, mais simplement redistribués, et sans acte officiel mettant fin à l'état français, aucun sentiment patriotique ne serait blessé. Le changement révolutionnaire serait d'un caractère purement interne. Ce serait une destruction par laquelle rien qui compte ne serait détruit. Ce serait une élimination sans victimes. Il n'y aurait aucune loi étrangère, aucune occupation étrangère, aucun changement du commerce ou de quoi que ce soit sauf dans le fait que le gouvernement et la souveraineté se seraient soudainement rapprochés de l'individu, le dotant dans la sphère plus petite des nouvelles unités souveraines d'une dignité et d'une importance qu'il ne possédait pas précédemment. Il trouverait cela charmant, et non désagréable. Son district serait infusé d'une nouvelle vitalité, sa capitale provinciale assumerait une nouvelle séduction et son préfet serait transformé de fonctionnaire nommé en chef d'Etat élu. Une nouvelle gamme entière d'activités fascinantes aurait maintenant lieu près de sa maison au lieu d'un Paris éloigné, de nouveaux gouvernements et Parlements apparaîtraient brusquement et, au lieu des ambitions de quelques-uns, les ambitions de beaucoup pourraient être satisfaites.

La dissolution politique et internationale réelle de la France passerait ainsi pratiquement inaperçue. Mais elle serait néanmoins effective. Les délégués provinciaux de Normandie, Picardie, ou Pau ne se réuniraient plus à Paris, mais dans une nouvelle capitale fédérale qui pourrait se développer à Strasbourg ou ailleurs. Étant la capitale d'une plus grande zone que la France, ils rencontreraient là les délégués des autres régions de l'union dissoutes dans la fédération. Bien qu'il pourrait toujours y avoir un reste d'unité traditionnelle parmi les groupes de délégués francophones, germanophones, italophones, ou anglophones au début, le raz-de-marée du particularisme régional et de la différence individualiste démolirait bientôt les derniers vestiges des actuels blocs de grande puissance. En l'absence d'aucune autorité intermédiaire unificatrice, nous trouverions bientôt les conservateurs Bourguignons aux côtés des conservateurs Bavarois contre les socialistes Saxons et Normands pour les mêmes raisons qui font que des représentants politiques suisses ou américains prennent position non sur la base des groupements régionaux mais intellectuels ou idéologiques. A la fin de ce développement, Paris, comme Olympie ou Athènes en Grèce antique, serait simplement le centre culturel du monde francophone, tandis que son autorité politique ne dépasserait pas les frontières de son propre petit état d'Île de France. Avec le transfert des pouvoirs de base de l'état de la nation au district, les districts deviendraient automatiquement les vrais membres souverains de la fédération européenne. Alors la représentation proportionnelle pourrait de nouveau laisser place à la représentation par état. Comme les districts seraient tous de taille approximativement égale, le principe fédéral traditionnel de votes égaux pour des souverains égaux pourrait de nouveau être rétabli.

2. Restauration des Anciennes Nations d'Europe

Ceci mène à une deuxième raison pour laquelle la France et les autres grandes puissances pourraient être incitées à accepter leur division. J'ai appelé ces nouvelles subdivisions des districts. Mais ce ne sont pas simplement des districts. Comme le Chapitre III l'a montré, ce sont les nations originales de la France et de l'Europe. Leur restauration ne signifierait pas par conséquent la création d'un modèle artificiel, mais le retour au paysage politique naturel de l'Europe. Aucun nouveau nom n'aurait à être inventé. Les anciens existent toujours, comme les régions et les peuples qu'ils définissent. Ce sont les grandes puissances qui manquent d'une base réelle d'existence et sont sans sources autochtones et autonomes de force. Ce sont elles qui sont les structures artificielles, collant ensemble un mélange de petites tribus plus ou moins volontaires. Il n'y a aucune nation "Grande Britannique" en Grande-Bretagne. Ce que nous trouvons sont des Anglais, des Ecossais, des Irlandais, des Cornouaillais, des Gallois et des Manxois. En Italie, nous trouvons des Lombards, Tyroliens, Vénétiens, Siciliens, ou Romains. En Allemagne nous trouvons des Bavarois, Saxons, Hessiens, Rhénans, ou Brandebourgeois. Et en France, nous trouvons des Normands, des Catalans, des Alsaciens, des Basques, ou des Bourguignons. Ces petites nations sont apparues d'elles mêmes, tandis que les grandes puissances ont dû être créées par la force et une série de sanglantes guerres d'unification. Il n'est pas un seul composant qui les ait rejoint volontairement. Ils ont tous dû être intégrés de force et n'ont pu y être maintenus qu'au moyen de leur division en comtés, Gaue, ou départements.

Nos unificateurs modernes pourraient objecter que, bien que ceci soit vrai, des siècles de vie commune les ont fondus en unités inséparables et ont créé des changements qu'il serait réactionnaire de défaire. On ne peut pas - hélas, de nouveau - revenir en arrière. Mais rien n'a changé. Si peu de fusion a eu lieu que, chaque fois que la poigne d'une grande puissance semble se desserrer, ses composants, loin de venir à son secours, tentent tout pour se libérer. Quand Hitler s'est effondré, les Bavarois ont voulu faire sécession de l'Allemagne et reconstituer leur antique royaume. De même les Siciliens ont essayé de fonder un état indépendant après la défaite de Mussolini. Les Ecossais d'aujourd'hui sont aussi écossais qu'ils l'étaient il y a 300 ans. Vivre avec les anglais n'a fait qu'augmenter leur désir de vivre séparés. En 1950, ils ont adressé une pétition au Roi pour l'établissement d'un Parlement séparé à Edimbourg et quelques mois plus tard dramatisèrent la continuité de leur existence nationale en 'libérant' la Pierre de Scone du sol 'étranger' de l'Abbaye de Westminster. En Cornouailles les guides saluent le touriste anglais en lui disant, doucement et avec humour, mais en lui disant quand même que, tant qu'il est sur la terre de Cornouailles, il doit se considérer comme un étranger. Et en France, même pendant des périodes relativement calmes et stables, il y a un constant courant sous-jacent de mouvements et de sentiments séparatistes non seulement parmi les Alsaciens, mais parmi les Catalans, les Basques, les Bretons et les Normands aussi.

Ainsi, bien qu'ils aient été submergés dans des grands états unitaires pendant de longues périodes et aient été soumis à un incessant battage de propagande unificatrice, les sentiments particularistes existent toujours sous une force non diminuée et peu des nombreuses petites nations d'Europe, maintenant unies dans la structure des grandes puissances, pourraient être laissées seules pendant une seule semaine sans immédiatement s'occuper de l'établissement de leurs propres capitales, Parlements et souverainetés. Il y a, bien sûr, des gens comme les instituteurs, les politiciens nationaux, les militaires, les collectivistes, les maniaques de l'humanité et d'autres glorificateurs des événements unitaires, qui s'opposeront avec fanatisme au concept des petits états démocratiques en hurlant à la réaction - comme si le modèle de la nature pouvait jamais être réactionnaire. Mais la plus grande partie des habitants des régions dans lesquelles ces états seraient restaurés ont montré maintes et maintes fois qu'ils pensent différemment. Ils ne semblent pas vouloir de la vie dans des énormes royaumes sans signification. Ils veulent vivre dans leurs provinces, dans leurs montagnes, dans leurs vallées. Ils veulent vivre à la maison. C'est pourquoi ils se sont accrochés avec tant de ténacité à leur couleur locale et leur provincialisme même quand ils ont été submergés dans de grands empires. A la fin, quoi qu'il en soit, ça a toujours été le petit état, et pas l'empire qui a survécu. C'est pourquoi les petits états n'ont pas à être créés artificiellement. Ils doivent seulement être libérés.
 

3. Protection du Modèle à Petit Etat

La dernière question qui doit être résolue est de savoir si les petits états ne commenceraient pas immédiatement à former de nouvelles alliances et des combinaisons de grande puissance. Au bout du compte ils le feraient, puisque rien ne dure jamais indéfiniment. Mais cela pourrait leur prendre autant de siècles que cela a pris aux actuelles grandes puissances pour se former. Il ne faut pas oublier que la création d'un schéma divisé en petits états peut signifier l'unification dans une plus grande fédération internationale. Ceci implique qu'il y aurait maintenant un gouvernement fédéral effectif dont la tâche serait non seulement de maintenir les Etats membres unis, mais aussi de les maintenir séparés.

Il n'y a aucune raison de croire que sous un arrangement en petits états, créé dans le but même de rendre le gouvernement fédéral effectif, la prévention d'alliances entre états poserait des difficultés plus grandes que ce même problème pose aux gouvernements des Etats-Unis, du Canada, du Mexique, ou de la Suisse. Avec un gouvernement fédéral ayant une marge confortable de force sur les petits états individuels ou même une combinaison d'entre eux, le danger d'un regroupement couronné de succès de grandes puissances serait une possibilité distante.

De tout ceci nous voyons que l'obstacle technique à la division des grandes puissances et au maintien d'un modèle à petits états n'est pas du tout insurmontable. En utilisant la technique de la représentation proportionnelle associée avec un appel aux puissants sentiments particularistes toujours présents dans les groupes humains, la condition d'un monde de petits états, un préalable si essentiel à une union internationale couronnée de succès, pourrait être établie sans force ou violence. Cela ne signifierait que l'abandon de quelques slogans idiots, quoique chéris, du style de la pendule-qui-ne-revient-pas-en-arrière, un peu de diplomatie et un peu de technique.

On peut le faire ! Et si on veut que les unions survivent, on doit le faire!

Mais le Fera-t-On ?


1 Henry C. Simons, Economic Policy for a Free Society, The University of Chicago Press, Chicago, 1948, p.21


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