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L'Empire américain

par

Léopold Kohr

traduit à partir de http://www.cesc.net/radicalweb/realnations/kohrchapters/finalchapters.pdf par Michel Roudot

Douzième Chapitre de

La Décomposition des Nations


' Il y a, actuellement, deux grandes nations dans le monde qui semblent tendre vers la même fin, bien qu'elles soient parties de points différents : je fais référence aux Russes et aux Américains. Leur point de départ est différent et leurs chemins ne sont pas les mêmes; pourtant chacune d'entre elles semble être désignée par la volonté du Ciel pour déterminer les destinées de la moitié du globe. '
Alexis de Tocqueville

Questions Discutées

L'humeur du temps.
Diminution du nombre des grandes puissances.
La prédiction de Tocqueville.
Nous façonnons nos bâtiments et nos bâtiments nous façonnent.
L'anti-empire de l'Amérique.
Nos nouvelles colonies.
Impérialisme par titres.
Affirmation de la suzeraineté américaine.
Empire par sacrifice.
Coca-colonisation.
Jouissons de l'empire.
Le rôle des Nations Unies comme outil d'impérialisme.
Les deux Nations Unies.
L'état ultime du monde.


Écrit en 1946
Première publication en 1955




L'Empire américain par Léopold Kohr

Cela semble un dénouement triste pour un livre dont le but principal était de prouver qu'il pourrait si facilement avoir été meilleur. Et les dénouements tristes ne sont pas du tout conformes à l'humeur du temps dont nos experts d'opinion nous disent qu'il est opposé aux analyses purement destructives, ignorant le fait que son principal rejeton intellectuel, l'existentialisme, est le délire le plus sensuel de destructivité que le monde ait aimé depuis des siècles. Personne ne serait assez puéril pour exiger des dénouements heureux dans Sartre ! Mais si on considère infantile dans la littérature ou la philosophie la pression d'un public vieille-fille pour des perspectives roses, pourquoi ne devrait il pas en être de même en politique ? Et qui est ce nouvel autocrate, l'humeur du temps, qui même dans les démocraties essaye de prescrire les limites du débat, ne permettant la critique que tant que l'on ne touche pas nos vanités de base ? C'est le même vieux tyran astucieux que nous avons déjà rencontré sous tant d'autres déguisements, ici comme l'homme de la rue, la majorité, les gens et là comme la patrie, le prolétariat, la ligne du parti. Maintenant il se drape dans le manteau du temps, exigeant, vraisemblablement, que je finisse ce livre sur une note moins cynique qu'une confession de mon incapacité à croire dans l'applicabilité de mes propres conclusions.

Pourtant, bien que cela ne fasse aucune différence, ce n'est ni cynique, ni destructif. Le but d'une analyse est d'analyser, conclure et suggérer. Cela je l'ai fait. S'avancer avec des appels vibrants à l'humanité et des déclarations de foi en sa sagesse, comme il est maintenant si à la mode, est une proposition entièrement différente. Dans ce cas présent, la plupart reconnaîtront même que croire à l'empressement des grandes puissances à présider à leur propre liquidation dans le but de créer un monde dispensé des terreurs qu'elles seules sont capables de produire, ne serait pas principalement un signe de foi, mais de démence comme c'est un signe de démence, et pas de foi, de croire que les bombes atomiques peuvent être produites, mais n'ont pas nécessairement besoin d'être explosées.

Néanmoins, je reconnais que cette analyse ne peut pas simplement s'arrêter sur une déclaration de manque de foi. Il y a encore une question qui doit être examinée. S'il n'y a aucune chance de restauration d'un monde de petits états à cause de la réticence des grandes puissances à s'appliquer à elles mêmes le principe de division, qu'est ce qui va se passer ?

1. La Route de la Grandeur

Évidemment, la seule alternative à la petitesse est la grandeur, et la seule chose que le monde puisse faire s'il refuse de retourner en arrière est d'aller en avant, parcourant la route de la grande puissance jusqu'à sa fin logique. Où cela nous mène-t-il ?

Il a été déjà été mis en évidence que la route de la grandeur est caractérisée par le rétrécissement graduel du nombre de grandes puissances. Comme certaines continuent à grandir, d'autres doivent nécessairement abandonner la partie. Ceci n'a pas toujours été le cas, puisque précédemment chacune pouvait satisfaire son appétit pour l'expansion en se nourrissant de petits états. Cependant, la fourniture de ces dernier a fini à toutes fins pratiques par s'épuiser à la fin du dix-neuvième siècle où ceux qui étaient encore existants sont à ce moment-là devenus indisponibles pour une nouvelle absorption par l'entrée, sinon dans le territoire réel, au moins dans l'orbite de pouvoir de leurs grands voisins. En conséquence, depuis ce temps les grandes puissances ont dû se jeter l'une sur l'autre. La Première Guerre Mondiale a ainsi vu pour la première fois en beaucoup de siècles la disparition non pas de petits, mais de grands pays, la Turquie et l'Autriche-Hongrie. La Deuxième Guerre Mondiale en a éliminé encore trois, le Japon, l'Italie et l'Allemagne. Et ce n'est pas tout. Quand la paix est revenue, deux autres se sont retrouvés le long de la route dans un état d'épuisement complet, la Chine et la France. Incapables tout d'abord de se relever et, une fois relevés, de se tenir sur pied par leurs propres efforts, ils portent toujours le nom de grandes puissances, mais ne correspondent clairement plus à la définition.

Des neuf grandes puissances qui sont entrées dans le vingtième siècle avec la croyance usuelle en leur propre indestructibilité, trois seulement peuvent donc dire avoir atteint la marque du milieu du siècle, la Russie, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Et même parmi celles-ci le processus d'un rétrécissement supplémentaire a déjà commencé à se manifester de sorte qu'avant longtemps il y aura en réalité seulement deux survivants, la Russie et l'Amérique. Quoique ceux ci aient rejoint les derniers le cercle des puissants, ils étaient destinés par l'interaction de leurs écrasants potentiels de population et l'étendue énorme de leurs territoires à survivre à tout le reste dès le début. En effet, si inévitable était leur cours que dès 1840 Alexis de Tocqueville était capable de prévoir chaque étape de leur développement dans un tel détail que ce qu'il a écrit serait une des grandes prophéties de l'histoire si ce n'était simplement un chef-d'oeuvre de raisonnement déductif dérivé de prémisses qui ne permettaient aucune autre conclusion. Voici ses mots :

' Le temps viendra donc où cent cinquante millions d'hommes vivront en Amérique du Nord, égaux en condition, la progéniture d'une seule race, devant leur origine à la même cause et préservant la même civilisation, la même langue, la même religion, les mêmes habitudes, les mêmes manières et imprégné des mêmes opinions, propagées sous les mêmes formes. Le reste est incertain, mais ceci est certain; et c'est un fait nouveau dans le monde - un fait porteur de conséquences si prodigieuses qu'elles déconcertent les efforts même de l'imagination.

' Il y a, actuellement, deux grandes nations dans le monde qui semblent tendre vers la même fin, bien qu'elles aient commencé de points différents : je fais référence aux Russes et aux Américains. Toutes deux ont grandi inaperçues; et tandis que l'attention de l'humanité était dirigée ailleurs, ils ont soudainement assumé une place éminente parmi les nations; et le monde a appris leur existence et leur grandeur presque en même temps.

' Toutes les autres nations semblent avoir presque atteint leurs limites naturelles et être seulement chargées de la maintenance de leur pouvoir; mais celles-ci sont toujours en train de croître; toutes les autres sont arrêtées, ou continuent d'avancer avec une difficulté extrême; celles-ci passent aisément et avec célérité le long d'un chemin auquel l'oeil humain ne peut assigner aucun terme. L'Américain lutte contre les obstacles naturels qui s'opposent à lui; les adversaires du Russe sont des hommes; le premier combat le désert et la vie sauvage; le second, la civilisation avec toutes ses armes et ses arts : les conquêtes de l'un sont donc gagnées par la charrue; ceux de l'autre par l'épée. L'Anglo-Américain compte sur l'intérêt personnel pour accomplir ses fins et donne libre cours aux efforts non guidés et au bon sens des citoyens; le Russe concentre toute l'autorité de la société dans un seul bras : l'instrument principal du premier est la liberté; celui du second la servitude. Leur point de départ est différent et leurs cours ne sont pas les mêmes; pourtant chacun d'eux semble être désigné par la volonté du Ciel pour dominer les destinées de la moitié du globe. ' 2

Depuis, la situation si lucidement prévue est devenue une réalité politique. La conséquence inévitable de la route de la grandeur que le monde a choisi de préférence à la vie dans de petites communautés est arrivée avec une telle exactitude qu'il n'y a plus que deux vrais états souverains qui restent aujourd'hui, les Etats-Unis, maintenant en effet une nation de "cent cinquante millions d'hommes" et la Russie Soviétique. En conséquence, ce que nous avons en réalité n'est pas un monde dont la Russie domine une moitié en mettant en application le principe de servitude tandis que l'autre est composé d'une multitude de nations libres unies pour un but commun. Ce que nous avons est un monde composé de deux empires, chacun dominant les destinées de la moitié du globe et n'accomplissant le but de personne sauf celui de leurs deux pouvoirs centraux. Et ceci répond à la question de l'alternative à un monde de petits états. C'est un monde de deux grands empires se tenant mutuellement dans un état d'équilibre instable répandant la terreur.
 

2. L'Anti-empire

Nous ne trouvons, bien sûr, aucun plaisir particulier à entendre ce mot appliqué à l'Amérique et, si nous acceptons du tout ses implications, nous ne le ferons que sous des protestations d'innocence. Car notre histoire entière n'est elle pas caractérisée par notre combat cohérent non pour, mais contre la domination impériale ? Même aujourd'hui notre but unique est de libérer le monde, pas d'en être les maîtres. Et si nous sommes si déterminés à en unir au moins une moitié sous notre direction ce n'est pas, en fait, pour créer un empire, mais un anti-empire.

Ce qui est tout à fait vrai. Mais les conditions nourrissent leur mentalité propre sans tenir compte de nos préférences personnelles. C'est encore une fois une façon matérialiste de regarder l'histoire, mais n'est ce pas encore une fois la même chose que Winston Churchill impliquait quand il disait pour la défense de la reconstruction de la Chambre des Communes Britannique sous sa forme étroite et oblongue originale : "nous façonnons nos bâtiments et nos bâtiments nous façonnent" ? De même que l'essence de la démocratie britannique qui cultive les brillants débats et rejette l'éloquence banale fut ainsi présentée par un de ses défenseurs les plus loyaux comme la conséquence non d'un caractère national flatteur, mais de l'intimité imposée à ses politiciens par l'étroitesse physique de leur lieu de rencontre (et, pourrait on ajouter, sur ses citoyens par l'étroitesse des pubs anglais), de même la prédestination impériale d'un pays est le résultat non de ses ambitions historiques mais du caractère physique de la maison qu'il a décidé de se construire.

L'empire est peut être contraire à tout que nous avons projeté et avons chéri. Mais si nous ne l'avions pas voulu, nous aurions du nous organiser d'une façon qui l'aurait empêché. Nous aurions du construire une maison différente, comme les Néo-Zélandais qui se sont satisfaits de vivre dans les limites d'un relativement petit monde insulaire. Au lieu de cela, nous nous sommes mis au tout début de notre histoire à éliminer toutes les frontières restrictives et à créer un pays d'une telle étendue et richesse que, une fois que sa population eut atteint une certaine densité, il était condamné non seulement à devenir une grande puissance, mais une puissance qui ne pourrait finalement avoir qu'un seul rival. Nous étions un empire à la naissance.

Bien qu'il soit vrai que nous n'ayons jamais voulu la domination sur le monde, Elle nous a néanmoins été imposée. Mais quelle différence cela fait-il pour les sujets étrangers de notre nouvel impérialisme, la façon dont nous l'avons obtenue ? Comme Tocqueville l'a dit, notre point de départ différait de celui de la Russie. Nous croyions en la liberté et eux en la servitude; nous dans la charrue et eux dans l'épée. Et les chemins que nous avons suivis n'étaient pas les mêmes. Nous avons acquis involontairement et presque sans notre consentement ce que les Russes ont acquis avec impatience et par la force. Les nations de notre côté sont venues de leur plein gré tandis que celles qui ont rejoint Moscou l'ont fait sous la contrainte. Pourtant, les résultats sont identiques. Nous nous trouvons autant dans la possession de la moitié du monde que la Russie l'est de l'autre. Notre plan était de construire un anti-empire. Mais l'anti-empire est l'empire, aussi, comme nous pouvons le voir par le fait que la capitale de ce côté du Rideau de Fer n'est pas le siège des Nations Unies, mais Washington. C'est là que les hommes d'Etat du monde libre vont rendre hommage.

3. Empire par Implication

Si nous avons encore des illusions sur les implications impérialistes de notre puissance, peu d'autres en ont. Bien qu'ils nous aient rejoints librement, ils ont depuis longtemps découvert que, malgré les profits matériels énormes qu'ils accumulent, leur association n'en est pas une d'égalité et qu'il y a seulement une nation qui est vraiment libre dans cette nouvelle entente, la nation impériale, l'Américaine 3. C'est pourquoi ils nous donnent le même mélange de haine, d'abus et d'humilité que les peuples sujets ont à tout moment offert à leurs maîtres. Ils sont humbles parce qu'ils ne peuvent pas maintenir leurs valeurs sans notre aide. Ils nous détestent parce qu'ils ne peuvent pas avoir notre aide sans suivre nos instructions. Et ils abusent de nous parce que, malgré le fait indéniable de notre empire, nous nous sommes engagés à conserver la fiction de leur liberté et égalité, non tant pour respecter leurs sentiments que les nôtres. Car c'est nous qui ne pouvons pas croire que nous avons acquis un empire, pas eux. Et c'est nous qui avons été formés par nos traditions pour ne trouver aucun charme dans l'idée d'un empire, pas eux qui, écrasés par la proximité de la Russie impérialiste, ont réalisé avant nous que leur seule alternative à l'absorption par l'Est était de se placer sous notre protection. Mais que signifie la protection sinon le fait que les pays qui la recherchent sont devenus nos protectorats ?

De leur propre aveu, des états autrefois fiers comme la France, l'Italie, la Grèce, ou la Yougoslavie existent seulement par notre force et notre grâce. À la différence de la Grande-Bretagne, ils n'ont jamais montré aucune disposition pour essayer de nouveau la voie la plus difficile et se passer de notre aide qu'ils exigent non seulement pour le présent, mais pour l'avenir et non seulement militairement, pour leur défense, mais aussi économiquement, pour le maintien de leur niveau de vie. Mais que sont des pays si totalement et perpétuellement dépendants de notre support qu'ils l'ont pratiquement écrit dans leur constitution, si ce n'est nos dépendances, nos colonies ?

Comprenant ceci mieux que nous, ils n'ont perdu aucun temps à ajuster leur politique. D'une part, ils nous traitent exactement comme nous voulons être traités. Ils nous envoient un flot éternel de missions et de personnalités, qui nous appellent libérateurs et promettent d'être loyaux envers nous, de considérer nos ennemis comme les leur et d'éviter la neutralité si une guerre devait venir. Quand le Président Auriol de la France visita Washington, le New York Times intitula son compte rendu : "Le Chef du Régime de Paris Assure que Sa Nation Fuira la Neutralité et Sera un  Digne Allié de l'Amérique" 4. Mais clairement, un pays désirant être digne de n'importe quel pouvoir autre que lui peut seulement le faire si ce pouvoir est son suzerain. Aucun Président français ne pourrait probablement engager son régime à une politique le rendant digne de l'Angleterre sans être accusé de trahison. Il n'est pas imaginable non plus qu'un Président américain puisse promettre que les Etats-Unis feraient de leur mieux pour être dignes de la France sans être mis en pièces par nos commentateurs et l'électorat. Le fait d'être digne de quelqu'un d'autre indique un rapport purement à sens unique d'inférieur à supérieur.

D'autre part, ils nous couvrent d'abus dans la conscience, cette fois, moins de leur soumission que du fait que nous-mêmes n'avons pas encore saisi le plein impact de notre domination. Chaque fois que nous faisons un pas pour nous retirer de leur scène politique conformément à notre illusion initiale d'être simplement venus pour les libérer, ils nous disent que nous devons être complètement fous. En place de gratitude ils nous montrent de l'insolence et au lieu de nous libérer de nos contributions ils nous menacent en des termes on ne peut plus clairs qu'ils deviendront communistes à moins que l'aide ne soit non seulement poursuivie, mais intensifiée, augmentée, accélérée, jouissant de notre malaise avec le sadisme subtil typique de ceux qui sont pris dans une soumission sans espoir. Ils sont presque froidement objectifs sur ce sujet, comme si cela ne faisait aucune différence pour eux d'être dans notre camp ou celui de Moscou, sachant que leur adhésion continue à l'Ouest est infiniment plus importante pour nous que pour eux. Et ils ont raison, en un sens. Alors que pratiquement 100 pour cent des Américains sont intéressés à voir l'Italie, par exemple, de ce côté du Rideau de Fer, seulement 60 pour cent des Italiens le sont.
 

Mais pourquoi devrions nous, à Washington, sentir comme une menace pour nos intérêts le fait qu'une Italie prétendument indépendante décide de devenir communiste à moins qu'elle ne soit en réalité devenue une partie de notre système de défense duquel nous ne pouvons pas la laisser partir même si nous le voulions parce que la seule alternative qui s'ouvre à elle serait de rejoindre le système de défense de notre empire rival ? Cependant, si l'Italie se trouve dans notre système de défense, nos propres frontières doivent se trouver en Italie. Cela signifie que, quoi que nous puissions déclarer, inconsciemment et implicitement nous la considérons comme un de nos dominions, libre de choisir sa propre route seulement dans les limites de notre plaisir. Et la même chose est vraie de tous les autres pays de ce côté du Rideau de Fer. Pour le comprendre, nous avons besoin seulement de balayer les titres de nos journaux et magazines qui, par leur forme condensée, donnent fréquemment une image plus aiguë de la vraie signification d'un article que l'article qu'ils essayent de récapituler. Ainsi le New Leader, une grande publication libérale et certainement le dernier à approuver des ambitions impérialistes, a affiché les titres suivants, indicatifs de l'avènement de notre empire, dans un certain nombre de parutions récentes : "le Proconsul du Japon"; "Seule l'Amérique Peut Sauver la France"; "la Turquie, Bastion du Moyen-Orient" 5. Bastion pour qui ? Certainement pas pour la Belgique ou l'Italie, aucune des deux ne dépenserait un penny pour sa fortification. C'est le bastion de l'organisme dont le centre nerveux est Washington. Comme un bastion doit être dans et non à l'extérieur de son orbite de pouvoir, on considère ainsi implicitement la Turquie comme étant à l'intérieur de l'orbite américaine. Mais une orbite plus grande que les frontières nationales n'est pas une orbite nationale, mais impériale. Seul l'empire peut s'étendre au-delà de son pays.
 

4. Empire par Attitude

Cependant, même dans nos propres rangs la conscience d'être un empire n'est plus seulement une appréhension subconsciente rampant dans des titres sans intégrer nos esprits. Ceux de nos fonctionnaires qui, en vertu de leur position, sont entrés en contact direct avec elle, présentent déjà tous les symptômes de suzeraineté consciente, menant à des déclarations critiques telles que la remarque du Général Eisenhower quant aux dirigeants civils de pays de l'Europe occidentale : "je pense que, quelquefois, les politiciens ne font pas un très bon travail" 6, ou à des ultimes contre-attaques telles que la protestation du Secrétaire aux Affaires Externes du Canada, M. Lester B. Pearson, qui proclama que "les relations faciles et automatiques avec les Etats-Unis" étaient "une chose du passé" et souligna que les Canadiens "ne désiraient pas être simplement un écho de quelqu'un d'autre" 7. Peut-être ne le désirent ils pas, mais ils ne seront guère capables de changer la logique implacable de l'évolution historique.

Beaucoup d'autres incidents illustrent cette tendance. En fait, chaque fois que ces dernières années un pays étranger est allé trop loin dans l'insistance sur l'exercice du pouvoir souverain qu'il avait autrefois, mais ne possède plus maintenant, nos hommes d'Etat n'ont montré aucune hésitation à mettre les choses au clair et, en règle générale, l'ont fait en termes encore plus brutaux qu'il n'apparaît dans la gentille attaque du général Eisenhower contre des politiciens dont la tâche supposée est de plaire à leurs électorats domestiques, et pas à un général américain.

Ainsi, quand Israël a bombardé quelques villages de frontière dans un raid de représailles contre la Syrie en avril 1951, ni les Nations Unies, ni Paris, ni Londres n'y firent particulièrement attention. Mais Washington envoya immédiatement une sévère "réprimande" sans s'inquiéter un instant de la question légale mineure qu'ils n'avaient aucune autorité sur les actions de nations vivant à 8000 kilomètres de distance sur les rivages orientaux éloignés de la Méditerranée 8. Une réprimande semblable, quoique pour des raisons différentes, fut envoyée à l'Italie après qu'elle eut annoncé avec un élan de fierté qu'elle avait réussi à équilibrer son budget de 1950. Bien qu'elle espérait ainsi avoir témoigné de son utilisation sage de l'aide américaine, elle ne s'était pas rendu compte que l'idée d'un budget équilibré avait il y a longtemps cessé d'être un signe d'un ménage public prospère aux Etats-Unis. Ainsi, au lieu de recevoir les compliments attendus, elle fut étonnée de voir un fonctionnaire mineur de l'ECA arriver à Rome et délivrer un cours sévère sur les principes Keynesiens de la consommation du déficit accompagné d'un avertissement que, au prochain budget équilibré, elle se trouverait rayée de la liste de destinataires de l'aide américaines. Il n'y avait plus rien à faire pour le gouvernement italien à demi-abasourdi et à demi-enchanté, sinon accepter la réprimande du maître et promptement atteindre le déficit requis.

La Grèce reçut une leçon encore plus sévère quand son gouvernement décida tout à fait raisonnablement d'acheter un yacht au roi pour soulager la misère terne des gens en investissant au moins leur représentant d'un peu de la séduction et de la gaieté qu'ils ne pouvaient avoir eux mêmes. C'est une des grandes fonctions d'une cour royale, comme les Anglais l'ont si bien manifesté pendant les longues années d'austérité continue. Pourtant nos fonctionnaires d'ambassade, ayant été élevés à un régime différent, et n'ayant jamais éprouvé la famine émotionnelle qui accompagne la misère matérielle, devinrent si furieux de cette provocation présumée non de l'opinion publique grecque, mais, comme ils le déclarèrent d'une façon si caractéristique, de l'américaine que le gouvernement embarrassé d'Athènes n'eut aucune alternative que de se repentir, faire voeu de chasteté, et annuler un achat dans lequel pas un seul dollar américain n'était impliqué 9.

Mais l'imposition  vraiment remarquable de notre volonté impériale sur des pays étrangers fut dirigée vers la Grande-Bretagne qui, après tout, est encore une presque grande puissance de droit. Pourtant, quand elle décida de refuser son support à la résolution des Nations Unies patronnée par l'Amérique qui déclarait la Chine communiste un agresseur, parce que cela correspondait à sa propre opinion publique plutôt que la nôtre et reflétait le jugement des dirigeants choisis par les anglais plutôt que par nous, elle fut immédiatement mise sous une telle pression qu'elle, aussi, dut suivre la route de la soumission. Et quelle était notre arme ? Une bombe atomique ? Non ! La simple menace de conséquences catastrophiques sur l'opinion publique américaine qui est le maître de beaucoup, mais n'a pas de maître. Nous laissons chacun aller son propre chemin sauf en cas de conflit d'intérêts. Alors c'est notre choix et interprétation qui comptent, non ceux de quelqu'un d'autre, même pas ceux d'une autorité internationale, comme il fut montré par le Sénateur déchaîné d'un charmant dessin humoristique. Plaidant ardemment pour l'adhésion américaine à une Cour Internationale de Justice, il proclame dans un style impérial plein d'entrain : "comme nous n'avons jamais perdu de guerre, nous ne perdrons jamais de procès". Jamais.
 

5. Empire par Sacrifice

Mais l'Empire Américain ne se manifeste pas seulement par notre comportement induit ou délibéré comme dirigeants incontestables. Il se voit aussi dans le fardeau qu'il porte. De même que c'est un empire de domination, c'est aussi un empire de sacrifice. Et c'est ici, au moins, qu'il semble différer de l'empire des Russes. À la différence de celui ci, nous assumons le coût principal de défense de notre sphère d'influence non par nos satellites, mais par nos efforts propres. Tandis que la Russie a fait la guerre de Corée en ne participant officiellement pas du tout et en laissant les Chinois constituer la plupart des morts, nous y étions jusqu'au cou. Quoique nous l'ayons appelée une guerre des Nations Unies, les armées impliquées, même celles d'autres pays, étaient équipées de matériel non par les Nations Unies mais par les Etats-Unis et les soldats morts étaient principalement des soldats américains, pas de l'agence au nom de laquelle les batailles étaient menées, comme la répartition suivante des victimes publiée en avril 1951 l'indiquait :

Etats-Unis    57,120
Turquie          1,169
Royaume-Uni    892
France              396
Australie           265
Pays-Bas         112
Siam                108
Grèce                89
Canada              68
Philippines          55
Nouvelle-Zélande 9
Afrique du Sud     6
Belgique               0
Luxembourg         0

Avant avril 1951 les Etats-Unis, avec une population de 150 millions, avaient ainsi subi 57 120 pertes humaines, tandis que tous les autres participants de notre côté, avec une population combinée de 220 millions (non comprise la Corée 10, non-membre, ni les membres non-participants des Nations Unies) n'en avaient subi que 3 169. Aucune opinion publique américaine n'aurait supporté une distribution si extraordinairement inégale de sacrifice si ce n'avait été que cela reflétait vraiment tout à fait fidèlement la répartition des intérêts impliqués.

De la même façon que nous supportons militairement la part principale du coût de notre consolidation impériale, nous le faisons aussi économiquement. Tandis que les Russes saisissent des garde-mangers de leurs satellites tout ce qui passe à leur vue affamée, nous remplissons ceux des nôtres d'un flot éternel de matières premières tirées de nos propres entrepôts. Tandis que l'empire des Soviets diminue le niveau de vie potentiellement plus haut de ses nations sujettes jusqu'au niveau bas de la race des maîtres, nous élevons le niveau bas et déclinant de nos dépendances au niveau toujours relativement haut auquel nous-mêmes sommes habitués. Partout où nous arrivons, nous venons chargés des produits de notre charrue plutôt que la force de notre épée.

Et c'est, en fait, cette circonstance particulière qui illustre la principale différence dans la façon avec laquelle les Russes et les Américains organisent leurs empires respectifs. Nous opérons avec séduction là où les autres emploient la force. Nous assimilons le monde par nos marchandises, les autres par leur idéologie. Tandis que l'unité de l'Est vient de chaque Tchèque, Russe, ou Chinois qui devient communiste, l'unité de l'Ouest est créée par chaque Français, Hollandais, ou Italien qui devient un Américain. C'est préférable, je présume, mais jette tout de même un sort d'extinction nationale sur les peuples concernés. Nous pouvons dire que, comme Américains, ils seront du moins libres, mais tous les Tchèques ou Chinois le seront aussi une fois qu'ils seront devenus des communistes convaincus. L'assimilation ne détruit pas la liberté. Elle la rend sans signification.

C'est ainsi sous notre bannière, pas celle de l'Europe, que les Européens sont assimilés et unis. Si leurs armées ressemblent déjà à un instrument commun, ce n'est pas parce qu'ils ont développé des traits communs européens et se sont placés sous des commandants communs européens. C'est parce qu'ils commencent tous à utiliser du matériel américain et à suivre des commandants américains. De même, si les différences dans leurs habitudes et leurs goût s'évanouissent déjà visiblement, ce n'est pas à cause de leur appréciation commune de toute les choses Européenne, mais à cause de leur intérêt commun dans toutes les Américaines. Leur nouvelle unité est un produit des Etats-Unis. Ce n'est pas le Chianti italien, le Bourgogne français, l'Aquavit danois, ou la bière allemande qui les rassemble. En fait, ceux-ci les maintiennent distinguables et à part. Ce qui les rassemble est qu'ils développent tous un goût fatal pour le Coca-Cola. Bien que ce soit le symbole le plus inoffensif de la vie américaine,  il est si significatif de notre approche en douceur de la construction d'empire, par contraste avec la méthode brutale de la Russie, que les Français furieux en sont venus à considérer que leur liberté est plus mise en danger par cela que n'importe quoi d'autre et lui ont donné le nom approprié de coca-colonisation. Ils se sont depuis longtemps rendus compte qu'une bouteille de coke, ou tout autre produit qui leur est si généreusement accordé au plus léger geste de supplication, est une arme d'assimilation aussi formidable qu'une épée et encore plus dangereuse. Car tandis que chacun ressent une épée et la douleur qu'elle inflige, la plupart succomberont finalement au doux effet de drogue d'un coke. Il suffit que nous le mettions sur leur table et, en temps voulu, ils le prendront eux-mêmes. Mais quiconque commence à en boire, au dernier stade du processus, cessera d'être un Italien, un Français, ou un Allemand et deviendra, spirituellement au moins, un Américain.

Et c'est ce que les Européens et beaucoup d'autres en ce moment font de toute façon. Les produits, idées, goût, conseillers et généraux américains sont devenus leur seul dénominateur commun et la seule union qu'ils auront sera une union sous le drapeau des marchandises américaines et des Etats-Unis. C'est pourquoi un pays comme la Syrie, qui essaye toujours d'échapper au tourbillon de la coca-colonisation, a annoncé d'un ton de défi, quoique personne ne l'y ait invitée, qu'elle ne demanderait pas d'aide Point Quatre de peur que la pénétration impérialiste Occidentale lui soit imposée sous forme de colis de cadeaux. On peut voir à quel point elle avait raison dans la manière légèrement blessée avec laquelle Time en a tiré "la leçon [suivante] pour les Etats-Unis" :

' Il n'est pas suffisant d'offrir de l'aide aux peuples arriérés; les Etats-Unis doivent aussi persuader leurs dirigeants d'utiliser l'aide pour le vrai benéfice de leurs pays ou trouver des hommes qui coopéreront avec les Etats-Unis.  C'est un travail très difficile, où les Etats-Unis ont jusqu'ici notablement échoué; mais à moins que ce ne soit fait et bien fait, les plans américains pour aider les pays arriérés seront condamnés à l'échec. ' 11

Les italiques sont de moi. Mais la dose concentrée du type de vocabulaire  de derrière-le-Rideau-de-Fer préconisant tout depuis la persuasion renforcée jusqu'à la recherche d'hommes prêts à coopérer et comprenant correctement les vrais bénéfices en dépôt pour eux est celui de Time, un magazine américain de grande influence. Même les langages de l'impérialisme américain et russe commencent à avoir la même résonance dans leur interprétation pontifiante de ce qui est et de ce qui n'est pas un vrai bénéfice.

6. Les Deux Nations Unies

Ainsi, partout où nous regardons nous voyons l'évidence indubitable que le globe a non seulement été divisé en deux moitiés politiques, mais que les deux moitiés commencent à développer, dans des buts différents et avec des méthodes différentes, des traits presque identiques. Tous deux se consolident autour de deux centres, et tous deux prennent la forme d'empires composés de pouvoirs centraux géants et d'un anneau défensif de satellites. Les deux blocs ultimes ne seront donc pas la Russie et les Nations Unies, mais la Russie et les Etats-Unis.

Il n'y a pas besoin d'être un Tocqueville pour voir ceci arriver car les conditions décrites sont déjà là. C'est pourquoi je ne comprends pas pourquoi nous devrions continuer à résister à un destin qui est le nôtre bien que nous ne l'ayons pas voulu et rejeter les implications d'un empire qui nous engloutit de tous côtés simplement parce que, comme un de mes étudiants l'a exprimé avec un visage d'une aigreur la plus désolée que j'aie vu, "empire est un mot si laid". Il peut en être ainsi, mais, à moins que nous ne prenions une attitude plus franche et positive envers cela, nous deviendrons une nation soit d'hypocrites soit de névrosés et ne gagnerons pas pour autant l'approbation que nous semblons si pathétiquement solliciter. Beaucoup de peuples ont eu l'empire et, au lieu de se flageller, en ont profité à fond. Pourquoi pas nous ? Que nous l'aimions ou pas, nous l'aurons quand même et, ce qui est pire, serons accusés d'y aspirer même si ce n'est pas le cas. Cela ne signifie pas que je préconise l'empire. Je préconise un monde de petits états. Mais nous avons l'empire et ce que je préconise n'est par conséquent pas la possession de ce que nous n'avons pas, mais la jouissance de ce que nous possédons. Si nous avons la rougeole, nous pouvons aussi bien en jouir. Car si nous ne le faisons pas, nous aurons quand même la rougeole.

Mais en ce qui concerne les Nations unies ? Est-ce qu'au moins elles ne sont pas un signe que notre moitié du globe différera de celui des Russes et se développera après tout dans un monde de libres associés ? Pourquoi sinon devrions-nous y adhérer avec une foi  et un enthousiasme aussi croissants ? Vraiment, pourquoi le devrions nous ? Évidemment parce que nous les découvrons de plus en plus comme ce qu'elles sont, le manteau et l'outil de notre domination impériale. C'est pourquoi notre premier enthousiasme vraiment populaire pour leur existence a coïncidé avec l'éruption de la guerre de Corée où elles se sont engagées non par leur détermination, mais par la nôtre. Jusqu'à ce moment nous étions plus inclinés à les considérer comme un outil d'obstruction russe, ce qu'elles seraient probablement restées si la Russie n'avait à ce moment même imprudemment fait obstruction un peu trop catégoriquement en n'assistant pas aux réunions. Cela nous a donné la première chance de les transformer en instrument de notre propre politique, instrument qu'elles sont restées depuis. Comme Washington Banktrends, un service d'informations d'affaires réaliste et qui ne donne pas dans la sensiblerie, l'écrit :

' Cette nation a, apparemment, reçu un rôle héroïque dans des affaires du monde. Diriger et policer le monde sera coûteux, apportant beaucoup de changements. Par exemple, une industrie de munitions permanente sera développée... C'est une nouvelle sorte d'économie vers laquelle cette nation se tourne. C'est l'économie de la grande puissance, avec des engagements de défense du monde d'une nature permanente. Avec des armes et des munitions permanentes viendront, aussi, des grandes armées et marines et armées de l'air permanentes. Une certaine forme de conscription sur une base permanente est inévitable pour permettre ce rôle héroïque dans la politique mondiale. Le subterfuge d'une Organisation des Nations Unies peut servir à soulager la période de transition pour ceux qui ont du mal à faire face aux faits, mais le fardeau de toute la mise en oeuvre sera sur les Etats-Unis. ' 12

Il n'y a aucune raison de verser des larmes sur cet écroulement apparent d'un grand idéal d'abord parce que les Nations Unies n'ont jamais été un tel grand idéal. Bien qu'à l'origine elles n'ont pas été conçues pour être l'instrument de notre consolidation impériale, elle n'ont pas été conçues non plus pour être un instrument des nations libres. Si cela avait été leur but, elles auraient du s'abstenir d'adopter le principe anti-démocratique du veto ou de faire du Conseil de sécurité une chasse gardée des grandes puissances dont la revendication de cette position privilégiée ne repose pas sur la sagesse mais sur la puissance. Le mieux qu'on ait ainsi jamais pu dire de ce grand idéal est que c'était un outil non des libres, mais des grands et que, bien que n'ayant pas été conçu pour favoriser l'empire d'un seul, il a été conçu sous le 'subterfuge' du verbiage démocratique pour sécuriser à perpétuité l'empire de cinq.

La chose importante, cependant, est que, même si les intentions originales des fondateurs des Nations Unies avaient été aussi idéalistes qu'elles ont semblé l'être, les développements suivants seraient toujours restés les mêmes. Nous avons vu en analysant des expériences semblables qu'aucune organisation internationale n'a jamais réussi à rester une institution d'associés libres et égaux si elle avait parmi ses participants des puissances d'une grandeur disproportionnée. Si c'était le cas, le résultat en était le cancer politique. Et les conséquences étaient toujours les mêmes. Partout où cela a été tenté, la lutte pour le pouvoir parmi ses principaux membres a commencé presque à l'instant de la fondation de l'organisation, ne finissant qu'après qu'un des deux finalistes ait été ou soumis ou expulsé. Si les rivaux étaient d'une puissance aussi accablante et presque égale que la Prusse et l'Autriche l'étaient dans la fédération allemande d'avant Bismarck, ou comme les Etats-Unis et la Russie le sont maintenant dans les Nations Unies, la soumission de l'un était, bien sûr, impossible. La seule alternative à un écroulement interne de l'organisme lui-même était alors l'expulsion, avec l'organisation croupion devenant graduellement, mais inévitablement l'instrument de la grande puissance qui a survécu dans son cadre.

Comme indiqué auparavant, cette dernière variété de destruction fédérale est arrivée dans la confédération des états allemands qui, après l'expulsion de l'Autriche en 1866, est devenu l'instrument de la Prusse. Mais elle prend si clairement forme aussi dans le cas des Nations Unies que nous avons commencé à les considérer comme l'agent principal de la moitié du monde non-russe ou américaine bien que la Russie soit en réalité toujours un de leurs membres. La seule chose qui reste à faire pour celle ci est de ratifier son expulsion déjà spirituelle en se retirant aussi matériellement. La Russie a déjà menacé de le faire et  le moment où elle baissera pour de bon le Rideau de Fer dépend seulement de son choix de la date.

Et après ? Même sa participation au côté perdant a donné à la Russie une telle compréhension de l'avantage d'une assemblée consultative multinationale qu'elle ne se contentera pas d'un acte simple de retrait. Elle couplera plutôt très probablement sa sécession officielle avec l'annonce simultanée de l'établissement de ses propres Nations Unies, une organisation, cette fois, de peuples vraiment libres et démocratiques, avec des convictions correctes sur chaque problème et qui choisira comme nouveau quartier général Léningrad qui se trouve être dans un rayon aussi commode de Moscou que le quartier général des Nations Unies Occidentales l'est de Washington. En conséquence, nous aurons probablement deux Nations Unies au lieu d'une et, au lieu que la nôtre nous fasse paraître différents et convenables, nous aurons juste encore une chose en commun avec l'empire de l'Est.

Ceci, donc, est la forme éventuelle du monde dans le proche avenir. Comme le processus de consolidation avance, les deux empires de l'Est et de l'Ouest se déguiseront en deux Organisation libérales de Nations Unies. Mais leur fonction unique sera limitée dans l'un et l'autre cas au service de leurs maîtres impériaux comme une scène commode sur laquelle le puissant peut interpréter son rôle favori du personnage humble. Par contraste avec les actuelles Nations Unies, ni la Russie ni les Etats-Unis ne revendiqueront aucun privilège dans les dispositions ultérieures sous forme d'un pouvoir de veto maintenant sans signification ou d'une participation permanente des grandes puissances dans les différents conseils. Au contraire! Au lieu d'occuper les places d'honneur, ils seront ostensiblement satisfaits des places assignées selon l'ordre alphabétique. Insistant sur l'égalité de tous, ils permettront aux délégués des pays même les plus petits de pérorer volubilement ou de leur taper aimablement dans le dos. Leur présidence tournera et leurs Assemblées ressembleront au Sénat de la Rome antique où César pouvait montrer à quel point il n'était qu'un membre modeste parmi les autres de ce corps glorifié, priant ses collègues de le suivre sur ceci ou cela, pourvu bien sûr que que cela convienne à la majesté de leur volonté devant laquelle il était à tout moment prêt à s'incliner. Mais, comme personne dans les temps romains n'était dupe de l'humilité magnifique de César, personne dans notre temps ne sera dupe du rôle assigné aux diverses Nations Unies. Comme le Sénat romain, elles ne seront que des corps siégeant dans un bâtiment remarquable avec le privilège d'entendre et d'accepter avec les remarques élogieuses appropriées les décisions qui leur seront transmises par leurs vrais maîtres à Moscou ou Washington, selon le cas.

Il y aura d'autres ressemblances avec la Rome antique, ce grand pionnier dans l'élaboration des dispositifs de domination impériale. La Russie a déjà commencé à les expérimenter en étendant le droit principal de son hémisphère - la participation aux grands conseils du communisme - aux personnalités en vue des pays satellites. De même, nous commencerons bientôt à conférer à des étrangers méritants le principal droit de notre partie du monde - la citoyenneté américaine. Notre premier choix sera pour des chefs d'état étrangers, des membres de gouvernement, des politiciens et des soldats désirant se battre dans nos armées. Comme étape suivante, avec notre citoyenneté, nous accorderons non seulement le privilège personnel, mais le droit ex-officio aux représentants étrangers remarquables de s'adresser, pendant leurs visites au quartier général des Nations Unies à New York, également au vrai centre de pouvoir, le Congrès américain. Des tendances à cet effet sont déjà clairement perceptibles. Finalement, aux plus méritants d'entre eux, nous accorderons une place dans notre Sénat jusqu'à ce qu'ils se rendent un jour compte qu'ils ne gouvernent plus leurs pays respectifs en vertu de leur élection domestique, mais à cause de leur confirmation comme sénateurs des Etats-Unis. Quand ce stade sera atteint, nous pourrons même décider de supprimer l'étiquette de Nations Unies pour notre propre système impérial et l'appeler simplement les Etats-Unis.

Ainsi, comme Rome a rendu le monde Romain en étendant, par vagues de générosité impériale toujours s'élargissant, sa citoyenneté aux peuples de plus en plus éloignés,  nous rendrons Américaine notre partie du monde par un processus identique 13. Seuls les Américains auront les pleins privilèges de la liberté, mais cela ne signifiera pas grand chose car pratiquement tout le monde sera un citoyen américain. Une condition semblable sera atteinte du côté russe avec la seule particularité que son dénominateur commun sera une idéologie plutôt qu'une nationalité. Mais même cela ne nous fera pas paraître très différent si nous nous rendons compte que le communisme est non seulement le système naturel des organismes énormes, mais le seul système par lequel ils peuvent se maintenir. L'immensité, comme nous avons vu, nécessite une direction, une surveillance, un contrôle, une obéissance, une conformité, une efficacité, une standardisation, une discipline, une identité d'habitude et de pensée, une unité, un centralisme conscients - tous concepts qui additionnés constituent l'essence et la base opératoire du socialisme. Notre empire étant aussi énorme que le russe et exigeant un même état continu d'alerte préventive, aura besoin d'autant de centralisation et de direction et, bien que nous puissions appeler notre marque l'anti-communisme ou, peut-être, l'humeur du temps, ce sera le communisme tout de même. Donc, un temps viendra où les deux moitiés du monde, organisées le long de routes si différentes, seront identiques en tout sauf leur nom. Et la raison de cela sera la même qui est responsable du fait que la seule chose qui ressemble exactement au Pôle Nord est son exact opposé - le Pôle Sud. Et ce sera la fin du processus de consolidation.
 

7. Guerre, État Mondial et Monde de Petits États

Mais ce ne sera pas la fin de l'histoire. Le résultat de la coexistence des deux ultimes blocs de pouvoir de la Russie et des Etats-Unis sera la guerre. Non parce qu'un parti voudrait maintenant conquérir l'autre. Au contraire. Les deux survivants du processus d'élimination des grandes puissances seront les plus pathétiquement vrais fanatiques de la paix du monde que l'histoire aura connu jusque là. Ils ressentiront que seule la folie pourrait les plonger dans la catastrophe finale dont l'ombre paralysera leurs pensées d'un brouillard perpétuel de terreur. C'est vrai, seule la folie pourrait dans ces circonstances mener à la guerre. Mais la crainte constante et la terreur du potentiel de l'autre si non de ses intentions rendra fou le plus sage. Dans une confrontation de telles proportions, aucune force humaine ne peut contrôler la puissance que les deux antagonistes ultimes posséderont et dont ils ne se déferont jamais parce qu'aucun ne sera jamais capable d'avoir confiance en l'autre.

Ainsi, à moins que les deux empires pour quelque raison miraculeuse ne se désintègrent suite aux dimensions gigantesques de leurs propres efforts, l'inévitable arrivera. La masse de pouvoir accumulée de chaque côté à un volume quasi-critique, quelque part, un jour, touchera l'autre et explosera avec la spontanéité terrifiante d'une explosion atomique.

La guerre qui suivra pourra durer une semaine, un mois, ou un siècle. Quelle que soit sa longueur, elle n'aura qu'un survivant. Ce survivant établira enfin cet idéal monstrueux de nos désolants planificateurs, acheté sans but à un si monstrueux prix - l'état mondial, l'empire de l'unité, de la conformité et de la paix totales. Étant un Américain, j'ai le pressentiment plein d'espoir qu'il sera américain quoique cela ne signifiera pas plus pour ses citoyens d'alors que cela ne signifiait pour les derniers Romains que beaucoup de leurs ancêtres avaient été des Carthaginois défaits qui avaient autrefois espéré unir le monde sous leur propre bannière. L'homme a tendance à s'adapter à chaque nationalité ou idéologie qui lui est imposée avec une détermination suffisante et, comme le montre la multitude de systèmes politiques florissants, peut être heureux sous presque n'importe lequel d'entre eux - ce qui, quoique ce ne soit pas à son crédit, est son salut.

Nous aurons alors, enfin, le Monde Unique qui a été prophétisé avec tant d'enthousiasme. Cependant, aucune autorité ne pourrait être assez puissante pour le maintenir ensemble pendant n'importe quelle durée de temps si les grandes nations composantes comme les Allemands, les Anglais, les Italiens, ou les Français sont laissées intactes, même si elles sont placées sous l'autorité des proconsuls les plus sûrement loyaux. Trop tôt, de vieux pouvoirs regagneraient de la force et défieraient l'autorité centrale, quelque grande qu'elle puisse être. En conséquence, l'empire survivant, confronté à la tâche d'administrer le globe entier depuis une tour de contrôle unique et sans l'effet équilibrant et contenant d'un grand rival, devra faire ce que toute autre grande puissance a fait depuis les Perses, les Romains et l'Église catholique, jusqu'à Charlemagne, Napoléon et Hitler. Il devra appliquer le principe de division à ses grands blocs nationaux restants et les couper en unités assez petites pour être dirigées sans la nécessité d'un instrument exécutif ruineux. Autrement dit, l'état mondial d'unité totale, s'il veut survivre plus longtemps que la décennie de son sanglant acte de naissance, devra recréer la chose même qu'il pouvait avoir imaginé qu'il avait détruit pour toujours - un monde de petites unités, un monde de petits états.

Par conséquent, les conclusions de cette étude ne seront, je l'espère, après tout pas considérées comme aussi frivoles, destructives et négatives qu'elles peuvent être apparues quand j'ai suggéré au Chapitre XI, dans le seul mot qu'il contient, que les principes de division et de petite unité, que j'avais élaborés dans les dix chapitres précédents, ne seraient pas appliqués. Ils seront appliqués, quoique malheureusement pas avant, mais après une autre guerre de grandes puissances et pas pour la liberté, mais pour l'autorité. Mais ils seront appliqués par l'état mondial ultime que ce soit la Russie ou les Etats-Unis.

Cependant, puisque rien n'est ultime dans cette création toujours changeante, on peut sans risque pousser les prédictions de Tocqueville ou, plutôt ses déduction une étape ou deux plus loin et déclarer que, quoiqu'il arrive, l'état mondial ultime suivra la route de tous les autres états mondiaux ultimes de l'histoire. Après une période de vitalité éblouissante, il s'usera. Il n'y aura aucune guerre pour provoquer sa fin. Il n'éclatera pas. Comme les colosses vieillissants de l'univers stellaire, il s'effondrera graduellement de l'intérieur, laissant comme contribution principale à la postérité ses fragments, les petits états - jusqu'à ce que le processus de consolidation de grandes puissances redémarre encore une fois. Ce n'est pas une prévision agréable. Ce qui est agréable, malgré tout, est la réalisation du fait que, dans la période intermédiaire entre les périodes glaciaires intellectuelles de la domination des grandes puissances, l'histoire se répétera elle-même en toute probabilité et le monde, petit et libre encore une fois, éprouvera une autre de ces périodes de grandeur culturelle qui ont caractérisé les mondes de petits états du Moyen âge et de la Grèce Antique.


2 Alexis de Tocqueville, Democracy in America. London: Oxford University Press, 1946, p.286-7.

3 Pour illustrer ce sentiment, l'hebdomadaire conservateur Parisien Le Monde du 12 Juin1951, écrit par exemple la chose suivante sur la structure du Traité Atlantique : "l'inégalité fondamentale de l'alliance la transforme de plus en plus en un protectorat caché dans lequel les protestations de fierté nationale ne suffisent pas à compenser un asservissement croissant. L'Empire romain avait ses citoyens, ses alliés et ses étrangers. Le nouvel empire a ses alliés de première zone (les Américains), ses alliés de deuxième zone (les Anglais) et ses protégés continentaux : malgré toute leur morgue, ces derniers deviennent dans une mesure toujours croissante les Philippins de l'Atlantique."

4 New York Times, 30 mars 1951.

5 New Leader, 19 mars 1951, 25 décembre 1950, 5 mars 1951.

6 New York Times, 20 septembre 1951.

7 New York Times, 11 avril 1951.

8 New York Times, 10 avril 1951.

9 New York Times, 8 juin 1951.

10 Les pertes humaines subies par la Corée du Sud pendant la même période selon leTime du 9 avril 1951, se sont élevées à 168 652.

11 Time, 18 juin 1951.

12 Washington Banktrends. Washington News Features, Washington 5, D.C., 5 January1953.

13 Gibbon nous a donné une description excellente de la Romanisation imperceptible du monde antique par le même procédé par lequel tant les Etats-Unis que la Russie assimilent actuellement leurs dominions respectifs - par la colonisation de précédents alliés adoucis par l'extension simultanée de la citoyenneté. "Ces princes," écrit il, "à qui l'ostentation de gratitude ou de générosité a permis pour un temps de tenir un sceptre précaire ont été écartés de leurs trônes, aussitôt qu'ils ont eu exécuté la tâche qui leur avait été assignée de courber sous le joug les nations vaincues. Les états et les villes libres qui avaient embrassé la cause de Rome furent récompensées par une alliance nominale et coulés insensiblement dans une servitude réelle. L'autorité publique était partout exercée par les ministres du sénat et des empereurs et cette autorité était absolue et sans contrôle. Mais les mêmes maximes salutaires de gouvernement, qui avaient sécurisé la paix et l'obéissance de l'Italie, furent étendues aux conquêtes les plus éloignées. Une nation de Romains se forma graduellement dans les provinces par le double moyen de l'introduction de colonies et de l'admission des plus fidèles et méritants des provinciaux à la liberté de Rome." ((Edward Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, vol. I, chapter 2, p. 35.)


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