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Les Philosophies de la Misère

par

Léopold Kohr

traduit à partir de http://www.cesc.net/radicalweb/realnations/kohrchapters/chapter1.pdf par Michel Roudot

Premier Chapitre de

La Décomposition des Nations


' Il n'y a aucune erreur assez monstrueuse pour ne pas trouver des défenseurs parmi les hommes les plus capables . '
Lord Acton

Questions Discutées

théories de la cause imaginaire
la théorie de la sorcière
théories cosmiques
théories de la cause secondaire
explications économique et psychologique
la théorie culturelle
les exploits militaires et les monstruosités dans le folklore et la littérature
l'essence de la civilisation Occidentale
atrocités passées et présentes dans l'histoire des peuples civilisés
l'amour de l'agressivité inhérent à l'homme
la splendeur relative des monuments honorant les poètes et les généraux
pourquoi nos animaux héraldiques sont des bêtes de proie
Attlee, Goethe et Bacon sur les mérites de la guerre
les annales de guerre des Allemands et des Alliés ...
... et des agresseurs et amoureux de la paix.


Écrit en 1946
Première publication en 1955




Les Philosophies de la Misère par Léopold Kohr

Dans cette période de tyrannie généralisée, de brutalité, de guerre presque perpétuelle et d'autres souffrances associées, il semble légitime de se demander par quels moyens obtenir une existence plus paisible et socialement satisfaisante.

Comme pour chaque question concernant les conditions de la misère et leur abolition, une réponse fructueuse dépend de la détermination de leur cause principale. Mais tandis que les méthodes scientifiques modernes ont fait la lumière sur les causes principales de beaucoup de problèmes  techniques et personnels complexes avec une amélioration résultante de nos conditions de vie, dans le domaine des problèmes sociaux elles n'ont apporté que peu de choses par rapport aux théories impliquant des causes purement imaginaire ou au mieux secondaires. Parlant au milieu du vingtième siècle, Julian Huxley a donc justement pu dire que "les sciences humaines sont aujourd'hui à peu près dans la position occupée par les sciences biologiques dans les années 1800". Ils ont à peine pénétré la surface.

L'ennui avec les théories invoquant des causes imaginaires ou secondaires de la misère sociale est qu'elles sont fréquemment capables de fournir des explications  extrêmement séduisantes sur le moment. En conséquence, fournissant des interprétations apparemment satisfaisantes, non seulement elles découragent une recherche plus approfondie; mais elles échouent aussi à fournir des propositions utiles de solutions, les unes parce que les séquences temporelles ne sont pas causales, les autres parce que les causes secondaires ne sont rien d'autres que les conséquences des forces primaires. L'occasion d'offrir au monde une existence socialement plus satisfaisante semble donc dépendre de la question de savoir si nous sommes capables de percer la coquille des phénomènes imaginaires et secondaires et découvrir la cause principale cachée qui perturbe le bonheur social de l'homme. Mais avant d'offrir une théorie qui prétend pénétrer les principes de base, analysons les mérites des théories les plus populaires du passé qui invoquent des causes imaginaires ou secondaires et présentons et évaluons les solutions qu'elles ont proposé sur la base de leurs interprétations.  

1. Théories d'une Cause Imaginaire

Les Anciens, attribuant la cause de la plupart des difficultés à la colère des dieux, pensaient que la façon la plus simple d'améliorer leur situation était de recourir à la prière ou, si cela s'avérait insuffisant, au massacre sacrificiel des personnes qui avaient contrarié les dieux. Parfois, les résultats étaient stupéfiants. A peine les prières étaient elles dites, que la pluie se déversait sur leurs champs assoiffés, que le flot de lave d'un volcan s'immobilisait soudain, ou que la nouvelle de la défaite d'un envahisseur effrayant arrivait. De temps en temps, rien ne se passait. Cependant, comme c'est le cas pour la plupart des mauvaises suppositions, aucune signification n'était attachée à ceci et on ne voyait aucune raison pour considérer cette théorie, qui pourrait être appelée la théorie divine de la misère sociale, comme invalide sur cette seule base, puisqu'elle s'était montrée si satisfaisante dans l'explication de tant d'autres malheurs.

Au Moyen âge, la théorie divine fut complétée par une théorie magique de la misère sociale qui attribuait la cause des malheurs moins à la colère de Dieu qu'à la malveillance d'un mauvais esprit. Tout à fait logiquement, on pensait alors que le remède principal consistait dans l'élimination des objets qui semblaient possédés du démon. On mettait donc le feu à une grange maléfique, un bossu louche, une femme très laide, ou une autre très belle. De nouveau, les résultats apparaissaient extrêmement satisfaisants sauf dans quelques cas, mais, au lieu de mettre en cause leur théorie, les gens soupçonnaient qu'ils avaient brûlé la mauvaise sorcière et reprenaient donc à nouveau la  joyeuse poursuite.

Plus tard, avec l'intérêt croissant de l'homme pour les mécanismes de l'univers, un bon nombre de théories cosmiques de la misère commençèrent à jouir d'une grande renommée. La maladie et la guerre furent maintenant attribuées à l'apparition occasionnelle d'une comète, l'apparition plus fréquente d'une couronne rouge autour de la lune ou, quand on découvrit que les taches solaires avaient un effet irritant sur notre système nerveux, à l'intensification cyclique de l'activité des taches solaires. Comme toutes les théories précédentes, on considéra également celles-ci comme éminemment satisfaisantes car il y avait rarement un malheur qui ne coïncida pas avec un ou plusieurs de ces phénomènes célestes. Comme rien ne pouvait être fait pour éviter ces phénomènes, les théories cosmiques avaient, de plus, l'avantage de soulager l'humanité de la tâche difficile de rechercher des solutions et des remèdes.

La soumission passive aux forces de la nature était, cependant, contraire à l'esprit graduellement naissant de l'âge de raison. Avec l'avènement des temps modernes nous trouvons, donc, une nouvelle série de théories de la misère sociale. Se succédèrent rapidement une théorie économique, attribuant la guerre et les autres formes de misère sociale à la soif expansive de profit du capitalisme; une théorie psychologique, les attribuant à la frustration; une théorie personnelle, idéologique, culturelle et nationale, les attribuant tour à tour au dessein de mauvais hommes comme Hitler, Mussolini ou Staline; à de mauvaises idéologies comme le nazisme ou le communisme; à de mauvaises traditions culturelles comme le militarisme prussien ou le colonialisme britannique; et finalement, parce qu'une majorité de ces traits semblait de temps en temps coïncider avec l'histoire d'un peuple particulier, à un mauvais héritage, une mauvaise nation telle que les Allemands comme ils apparaissaient aux yeux des Alliés Occidentaux dans le passé, ou les Américains comme ils apparaissent aujourd'hui aux yeux des Alliés Orientaux.

Comme celles qui les avaient précédées, ces théories plus récentes se montrèrent de nouveau extrêmement satisfaisantes dans l'explication des misères sociales pendant l'occurrence desquelles elles furent élaborées. Mais également comme leurs prédécesseurs, elles se sont avérées être singulièrement incapables d'expliquer les exceptions. En confondant les causes secondaires avec les causes principales ou, pour utiliser les termes de Lucrèce, la propriété des choses avec leur simple accident, elles pouvaient expliquer la brutalité des Musulmans, mais pas celle des Chrétiens. Elles pouvaient expliquer la pauvreté des taudis américains, mais pas  celle des russes. Et quant aux guerres, elles pouvaient expliquer celles des Nazis, mais pas les croisades; les guerres de l'Allemagne, mais pas celles de la France; les guerres d'Hitler mais pas celles de Nehru; les guerres des capitalistes, mais pas celles des socialistes. Malgré leur raisonnement plus subtil, elles semblent ainsi n'avoir pas plus éclairé les problèmes qu'elles prétendaient analyser que la théorie de la sorcière ou des taches solaires au cours des périodes précédentes. Tout ce qu'elles ont accompli fut de déplacer l'attention des causes imaginaires sur les secondaires - et parfois, même pas cela.

2. Théories d'une Cause Secondaire

Cependant, à cause de leur développement plus récent et de la logique apparente de leur analyse, certaines de ces théories plus récentes aussi bien que les solutions qu'elles offrent méritent plus d'attention. La théorie économique est une des plus solidement argumentées. Selon ses prémisses, la plupart des formes de misère sociale, et en particulier la guerre de pauvreté et l'impérialisme, sont les conséquences inévitables du fonctionnement du système de libre entreprise capitaliste.  Exposé simplement, son raisonnement est le suivant : d'abord la recherche du profit par l'entrepreneur fait que le prolétariat reçoit moins que son dû pour sa contribution à la production. Vient ensuite l'incapacité inévitable de celui ci à racheter aux fabricants les marchandises qu'il a aidées à produire. En conséquence, l'un de deux maux doit s'en suivre. Soit la production doit être réduite au niveau auquel elle peut être absorbée par le marché intérieur; soit, par la consommation interne et, par là, la recherche d'occasions d'investissement comme fin, de nouveaux marchés doivent être acquis ailleurs. La première alternative mène au chômage et son compte de misères associées; la seconde à l'impérialisme et à la guerre.

La dernière conséquence fournit en réalité une motivation double aux industriels et hommes d'affaires capitalistes pour susciter des troubles sociaux. Car, tant la production de guerre que la destruction de guerre fournissent des débouchés pour les marchandises et de nouvelles sources de profit qui ne sont plus disponibles ailleurs du fait de la stagnation séculaire, qui se développe apparemment dans toute économie d'entreprise privée entièrement mature. De là, le besoin absolu de l'expansion impérialiste et de la guerre périodique pour satisfaire les besoins vitaux d'un système dont le moteur principal est la recherche du profit.

Un système socialiste, d'autre part, produisant non pas pour le profit mais pour la consommation, a le moindre intérêt qui soit à s'engager dans cet énorme gâchis de dépenses militaires ou dans la conquête de marchés étrangers pour des marchandises qui pourraient être tellement mieux  utilisées dans l'amélioration du niveau de vie national. Par son caractère propre il est aussi dédié au maintien de la paix que le capitalisme est dédié à la recherche de la guerre. En conséquence les problèmes principaux du monde pourraient être résolus tout à fait simplement. Tout ce qui est nécessaire est l'élimination du capitalisme et l'établissement d'une société socialiste.

Ceci est peut être vrai. Mais la théorie échoue à expliquer deux choses. La première est : pourquoi les ouvriers des pays socialistes ne sont  apparemment pas plus aisés que ceux d'états capitalistes ? Et la seconde : pourquoi au moins deux des principaux agresseurs actuels au monde, la Russie et la Chine, sont ils communistes tandis que des pays capitalistes comme le Canada, la Belgique, le Luxembourg, Monaco et particulièrement cette dernière et toujours brillante citadelle d'un système de libre entreprise presque parfait, la Suisse, se classent parmi les plus pacifiques ? Cela semble indiquer que, contrairement aux principes de la théorie économique, le système de production d'une société a en soi très peu à voir avec son bien être social et encore moins avec la misère que la guerre d'agression peut infliger aussi bien localement que sur d'autres peuples. Un changement de système risque donc de contribuer peu à la solution des problèmes dont il n'est pas la cause.

Les théories idéologique et personnelle attribuent les diverses formes de misère sociale soit à une mauvaise philosophie du pouvoir ou à la direction de mauvais hommes. Leur solution, tout à fait logiquement, est la substitution d'une meilleure philosophie à la plus mauvaise ou l'envoi des mauvais hommes aux enfers. Les deux sont corrélées et peuvent être traitées comme deux phases d'une même théorie. Selon elles, le pouvoir serait inoffensif dans les mains d'hommes bons animés par une philosophie bienveillante. Ceci dissipe certaines des contradictions de la théorie économique. Cela explique l'exploitation interne et l'agressivité externe russes et chinoises, ce que la théorie économique ne pouvait faire, par le fait que le communisme, en aspirant à la dictature mondiale du prolétariat, représente une idéologie intransigeante de pouvoir et de domination. De la même manière il explique la tyrannie, la brutalité et l'agression allemandes et italiennes, comme le résultat de la philosophie de puissance du nazisme et du fascisme et d'une direction exempte de toute contrainte morale. Par contraste, il explique d'une manière satisfaisante l'absence actuelle d'agressivité de peuples comme les Suisses, les Français, ou les Belges, l'attribuant à leur gouvernement vertueux et au lien de la forme démocratique de gouvernement avec la cause du bonheur humain et la paix.

Jusqu'ici tout va bien. Mais il échoue à expliquer pourquoi, si le fascisme est une philosophie de pouvoir brutale et agressive, comme il semble sans aucun doute l'être, l'Espagne fasciste ou le presque fasciste Portugal sont, au moins dans leurs relations externes, aussi paisible que la Suisse ou le Danemark démocratiques. Il échoue à expliquer pourquoi le Népal, un pays particulièrement absolutiste, qui est de plus fier d'avoir produit une des races de guerriers les plus féroces au monde, les Gurkhas, semble cependant ne jamais  même rêver de déclarer une guerre étrangère. Il échoue à expliquer pourquoi le communisme, qui semble si terrifiant et tyrannique en Russie, est considéré non agressif en Yougoslavie et semble si charmant dans la minuscule république montagnarde de San-Marino qu'il nous ragaillardit au lieu de nous effrayer. Et, par contraste, il échoue à expliquer pourquoi une philosophie aussi non violente que le Gandhisme n'a eu aucun effet restrictif sur un homme si pacifique que Nehru qui, en sa première année de pouvoir, a déclaré deux guerres, contre Hyderabad et le Cachemire, a menacé à de nombreuses occasions d'en déclarer une troisième, contre le Pakistan, et a forcé agressivement l'alignement de l'état voisin indépendant du Népal. Il échoue à expliquer les campagnes agressives de la France démocratique et la Grande-Bretagne et les brutalités qui les ont accompagnées, dans leurs anciennes aventures coloniales. Et finalement, il échoue à expliquer pourquoi même la plus parfaite des philosophies de paix, les enseignements de Christ, n'ont pu empêcher les successeurs de Saint Pierre dans la ville sainte et l'état de Rome de satisfaire de temps en temps aussi leur convoitise dans des agressions et des politiques de conception aussi brutale que ceux qui furent à cet égard les pires délinquants de l'histoire.

On aurait pu supposer qu'au moins dans leur cas le pouvoir était dans les mains d'hommes bienveillants avec des principes élevés. Ce qui était le cas, bien sûr. Si ceci ne fit néanmoins que peu de différence, cela ne peut être qu'en raison du fait que de bonnes idéologies et des bons principes personnels ont apparemment aussi peu de rapports causals avec la misère sociale que ce que nous avons déterminé dans le cas des systèmes économiques. Ceci semble être la raison pour laquelle, quoique nous ayions pendu les criminels de guerre et ayions changé la philosophie de leurs anciens partisans, la guerre est toujours parmi nous comme jamais.  

3. La Théorie Culturelle de la Misère Sociale

La théorie culturelle va un peu plus profond. Elle attribue notre condition malheureuse non aux idéologies, qui vont et viennent et changent en succession relativement rapide, mais au modèle à long terme et au stade de développement de la civilisation d'un pays. Il maintient que la sauvagerie, la tyrannie, la brutalité de masse, la guerre d'agression, ne sont que les résultats du primitivisme intellectuel. Puisque ceci est perpétué par les créations littéraires et le système d'éducation de la nation, la solution des problèmes du monde semblerait encore une fois tout à fait simple. Elle se trouve dans l'épuration du folklore et de la littérature et dans la rééducation des retardés par les avancés. De cette façon la misère sociale disparaîtrait presque automatiquement. Car plus avancée une civilisation devient, plus elle est caractérisée par l'amour de la paix et la forte envie d'aider, plutôt que l'amour de guerre et la forte envie de détruire.

Cette théorie sembla de nouveau pour un temps fournir des explications satisfaisantes de guerres agressives et d'atrocités comme celles commises par les Allemands, les Japonais, ou les Russes. Comparé au stade avancé atteint par la civilisation Occidentale, par exemple, la leur semblait être restée en arrière dans le développement des principes humanistes. De là la tentative de leur insuffler des concepts Occidentaux soit par l'intervention directe comme il a été fait en Allemagne et au Japon à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, ou par l'illumination propagandistique comme il est maintenant procédé dans le cas de la moitié communiste encore invaincue du monde.

Le défaut principal de la théorie culturelle apparaît double. D'abord, elle ne semble pas comprendre ses propres prémisses. Deuxièmement, pour chaque phénomène qu'elle explique, il y a une douzaine de phénomènes face auxquels elle semble s'effondrer.  

a. La Signification de la Civilisation Occidentale

Commençons par la faiblesse de ses prémisses : si la civilisation Occidentale est en effet un antidote efficace aux conditions menant aux atrocités et à la guerre, elle doit, par dessus tout, différer de la civilisation de ces peuples dont nous avons l'habitude de considérer la conduite comme essentiellement hostile aux buts paisibles. Par contraste avec leur glorification des exploits militaires, sa littérature doit souligner les bénédictions de la paix. Par contraste avec leur préoccupation pour la cruauté et la sorcellerie, elle doit principalement s'étendre sur des histoires décrivant les vertus d'une vie sainte. Autrement rien ne pourrait être gagné en substituant les productions culturelles de l'Ouest à celles des peuples moins pacifiques.

Les choses étant ce qu'elles sont, Occidentales ou pas, pacifiques ou pas, les productions culturelles de la plupart des peuples créatifs semblent suivre des voies presque identiques. Leurs différences ne sont que des différences de langue, pas de fond. Si les Allemands ont le Nibelungenlied qui glorifie la prouesse physique et l'exploit militaire, les Français ont la Chanson de Roland, les Anglais Beowulf, les Romains l'Eneide, les Grecs les incomparables Iliade et Odyssée, qui toutes louent les mêmes qualités avec la même ferveur. Si le Faust de Goethe est "plein du diable et de l'enfer"i, le Dr. Faustus de Marlowe également, sans parler de la Divine Comédie de Dante, qui considère non un mais sept enfers et dont la présentation poétique de l'horreur excède même la splendeur imaginative des bandes dessinées américaines. Et on se demande ce que les ré-éducateurs des amoureux non-occidentaux d'atrocités feraient d'une pièce comme le Richard III de Shakespeare, dont il a été écrit qu'il est "certainement assez tragique pour satisfaire l'appétit le plus vorace pour les horreurs : le meurtre suit le meurtre avec une cadence à couper le souffle; le jovial assassin royal, qui dans une pièce précédente avait chassé Henry Six et le Prince de Galles pour le compte, commence cette tragédie par l'assassinat de son frère Clarence et continue ensuite avec la décontraction d'un boucher, tuant un ami ou un parent commode après l'autre, jusqu'à ce que notre mémoire devienne perplexe de tenter de se rappeler les noms des victimes". ii

Un manque semblable de différences dans les préoccupations poétiques prévaut dans les joyaux culturels peut-être encore plus significatifs de nos divers folklores. Au terrible géant Rübezahl des Allemands, qui chasse dans les sombres forêts avec son énorme gourdin, correspond le voleur de grand chemin des Grecs Procrustes. Pour ajuster la taille de ses invités à celui de leur lit, ce voleur hospitalier a l'habitude d'étirer les petits jusqu'à ce qu'ils soient assez longs et de tasser les membres des grands jusqu'à ce qu'ils soient assez courts pour s'ajuster précisément. Et aux Etats-Unis hautement Occidentalisés nous avons des héros néoclassiques comme Stubborn J. Tolliver, de  Al Capp, Président de Dogpatch-West Po'kchop Railroad, qui, après avoir envoyé un train plein de fêtards sur une section de voie minée, ordonne à ses employés : " Empilez les corps proprement ! Réparez la locomotive! Remplissez avec d'autres passagers! Et réessayons  !! Je n'ai pas peur".  Notre radio, notre télévision et notre folklore cinématographique sont encore meilleurs. A un moment celui ci a semblé tellement échapper à tout contrôle qu'un conseil de censeurs britannique s'est senti justifié de conseiller à Hollywood "d'éponger le sang".

Il semble donc que les créations culturelles de ceux que nous considérons avancés sont à peine moins pleines de violence et belliquosité que les créations de ceux que beaucoup d'entre nous en sont venus à considérer comme retardés. Cependant, il n'y a aucun besoin de s'inquiéter excessivement. Car, tout comme la description poétique de la violence n'a jamais été un signe d'arriération, l'affichage d'attitudes douces n'a jamais été un signe d'une conception avancée ou  Occidentale de la civilisation. Contrairement aux principes de la théorie culturelle, la marque du développement n'est pas l'amour de la paix, mais le discernement de la vérité, qui, tout comme elle peut être belle, peut aussi être laide et tout comme elle peut être bonne, peut aussi être mauvaise. Et la marque de la civilisation Occidentale n'est pas que c'est la civilisation de l'Ouest, comme on le croit fréquemment, mais qu'elle est basée sur la philosophie de l'individualisme qui, de nouveau, ne s'intéresse pas à l'amour de la paix ou au bonheur social, mais à l'amour de la liberté individuelle et à l'accomplissement personnel. Il aurait donc été moins confus que les intellectuels, au lieu d'utiliser le terme Ouest, parlent de la civilisation de l'Occident, l'Abendland de Spengler, dont le dénominateur commun a toujours été l'individualisme, par contraste avec celle de l'Orient, le Morgenland, dont la base a toujours été le collectivisme. Quoique ces désignations aient de même une origine vaguement géographique, ils se réfèrent plus clairement que les autres aux cultures, plutôt qu'aux régions, aux idées, plutôt qu'aux nations.

Alors qu'il est vrai que l'Allemagne, l'Italie et la Russie, dont les récentes agressions ont fourni l'argument principal de la théorie culturelle, se sont eux-même retirées de l'orbite Occidentale quand ils ont adopté le nazisme  racialiste, le fascisme statiste, et le communisme collectiviste, leur civilisation a continué de rester une partie intégrante de la grande famille culturelle liée, non par la localisation géographique, mais par l'esprit individualiste de la Grèce antique. En conséquence, tout comme la civilisation Occidentale ne pourrait pas être conçue sans le génie personnel de Shakespeare, Voltaire, Rembrandt, Dante, ou Socrate - hommes du Sud et de l'Ouest de l'Europe - de même elle ne pourrait pas plus l'être sans les contributions personnelles de gens de l'Est tels que Tolstoï, Dostoïevsky, Tschaïkovsky, ou des Allemands tels que Beethoven, Kant, Goethe, Heine, ou Dürer. Ce n'était pas une civilisation retardée que la leur. Ce n'était pas non plus une civilisation différente de celle de la France ou de l'Angleterre, ce qui aurait pu donner une explication culturelle satisfaisante de la montée d'Hitler, de Staline, ou de Mussolini. Comme celle des autres membres de la famille Occidentale, leur civilisation fut créée par des personnes accomplissant le but de leur existence individuelle, pas par des communautés ou des peuples s'unissant dans un effort collectif pour atteindre une fin collectivisée iii.

On gagnerait donc bien peu en expurgeant la littérature de quiconque et en instillant aux amoureux de la guerre les créations et les concepts de la civilisation Occidentale. Non seulement les productions des différents royaumes culturels sont trop proches dans ce qu'ils louent et ce qu'ils condamnent; mais, de plus, la plupart des agresseurs et les auteurs d'atrocités récents comme les Italiens, les Allemands et les Russes n'étaient pas étrangers à la civilisation Occidentale, ils faisaient partie, comme ceux-là que nous considérons les amoureux vertueux de la paix, de ses membres et de ses contributeurs les plus remarquables.  

b. Culture et Atrocité

Ceci nous mène à la seconde et principale faiblesse de la théorie culturelle - son indifférence apparemment totale aux évidences historiques, laissant plus de phénomènes inexpliqués que ceux qu'elle est capable d'expliquer. Car, non seulement une civilisation avancée n'a jamais été une force de dissuasion contre les excès de la société, mais les périodes les plus monstrueuses de brutalité et d'agressivité dans les différents pays ont ordinairement coïncidé avec les périodes de plus grand progrès culturel. En supposant, donc, que la théorie puisse effectivement expliquer les méfaits communistes ou nazis, comment pourrait-elle prendre en compte des méfaits tels que ceux du tyran du treizième siècle Ezzelino da Romano ? Se considérant lui même le fléau de l'humanité nommé par Dieu, ce leader célèbre trouva plaisir, par exemple, lors de la conquête de Friola à ce que "les personnes de tous âges, sexes, occupations soit privées de leurs yeux, nez et pieds et jetées à la merci des éléments". Il construisit des cachots souterrains conçus pour la torture et à l'occasion y enferma 11.000 soldats Padouans, "dont seulement 200 échappèrent aux souffrances de ses prisons" iv. Pourtant, loin d'être un âge barbare, le treizième siècle fut une des grandes époques de la civilisation italienne et Occidentale, culminant dans des figures telles que Saint François d'Assise, Thomas d'Aquin, Marsile de Padoue, Giotto, Cimabue, Dante. Et loin d'être un phénomène solitaire déshonorant une époque par ailleurs avancée, Ezzelino n'était "que le premier d'un long et horrible cortège", suivi par "combien de Visconti, Sforzeschi, Malatesta, Borgia, Farnese et princes des maisons d'Anjou et d'Aragon ?" S'il était le plus saisissant de terreur, c'était simplement parce qu'il était "le premier, préfigurant tout le reste" v.

Vers la fin du quinzième siècle, les princes de l'Église ont commencé à partager avec les princes du monde la responsabilité de la misère sociale, dont le niveau, au lieu de baisser parut augmenter avec chaque progrès de la civilisation. Un exemple typique en fut le sac de la ville de Prato près de Florence. Après sa prise le 29 août 1512,  l'armée papale, sous les ordres de Raimondo da Cardona, Vice-Roi de Naples, reçut licence de piller, violer et assassiner pendant vingt et un jours. Dans un carnage "sans parallèle dans l'histoire ... ni la jeunesse, l'âge, ou le sexe, ni la sainteté du lieu ou de la fonction, ne furent respectés ... Les mères jetaient leurs filles dans les puits et s'y précipitaient à leur suite, les hommes coupaient leur propre gorge et les filles se jetaient des balcons sur le pavé pour échapper à la violence et au déshonneur. Il est dit que 5,600 Pratans périrent" vi.Cela se passait pendant la papauté de Jules II, non pas un sauvage mais un des grands mécènes de l'histoire. Il gouverna lors du pinacle même de la culture italienne, comptant parmi ses contemporains des maîtres sans égal  tels que Botticelli, Leonard de Vinci, Michel-Ange, Cellini, Raphael, Filippino Lippi, Giorgione, le Titien, Perugino, Lorenzo di Credi, et bien d'autres que l'on considère mineurs seulement parce que l'époque était si sublime.

La même association d'accomplissement culturel et de manifestations de terreur sociale prévaut en France. Son seizième siècle fut si productif en grands travaux de littérature, de philosophie, de théologie et d'art, qu'on l'a justement nommé le grand siècle. Ce fut l'époque de Saint François de Sales, Montaigne, Bodin, Pasquier, Rabelais, Marot, Ronsard, Regnier, Gringoire. Mais ce fut également une époque de persécution, de meurtre, de viol et d'extermination massive. Les Protestants traquaient les Catholiques et, quand ils finirent par s'arrêter, les Catholiques commencèrent à traquer les Protestants jusqu'à ce qu'il n'en reste presque plus, léguant au monde un drame de sang et de carnage qui a été égalé dans beaucoup d'autres périodes et par beaucoup d'autres peuples, mais jamais surpassé . Il n'y a rien que les Nazis ont fait aux Juifs au vingtième siècle que les Français n'ont pas fait à leurs compatriotes au seizième siècle. Ils ont rempli les puits de cadavres jusqu'à ce qu'ils débordent. Quand après une nuit de massacre un évêque fut traîné jusqu'à un de ces charniers, les assassins surchargés de travail "attirèrent l'attention sur le fait qu'il était déjà plein. 'Bah!' répondit l'un d'eux, 'ils ne se plaindront pas d'un peu d'encombrement si c'est pour un évêque'" vii. A Paris "les femmes approchant de la maternité étaient choisies pour les supplices les plus atroces et un plaisir sauvage était montré dans la destruction du fruit à naître de leurs entrailles" viii. A Lyon, un apothicaire introduisit les meurtriers des Huguenots aux "propriétés profitables de la graisse humaine en tant que substance médicinale", ce qui fit que leurs "malheureux restes trouvèrent une nouvelle utilisation avant d'être jetés à la rivière" ix. Et à Orléans, où plus de mille quatre cents hommes, femmes et enfants furent abattus en trois jours, la dégradation générale était telle que même les professeurs d'université ne se privaient pas de profiter de l'occasion, pillant les bibliothèques de leurs propres étudiants et collègues qui avaient été exécutés x.

L'époque de Louis XIV, le roi soleil fut à peinemoins fascinante que le seizième siècle. Pendant son règne et les années suivantes vécurent  Montesquieu,  Voltaire, Chénier, l'Abbé Prévost,  Diderot , Beaumarchais et Rousseau. Mais à côté d'eux nous trouvons des célébrités telles que le Maréchal de Montreval que l'interruption de son dîner par un rapport annonçant que cent cinquante Huguenots chantaient paisiblement des psaumes dans un moulin à Carmes, à l'extérieur de Nîmes, mit dans une telle colère qu'il s'y précipita avec ses soldats et les massacra, bien que le groupe ait été composé seulement de vieillards et d'enfants. "Un certain nombre de dragons pénétrèrent dans le moulin, l'épée dans la main, poignardant tous ceux qu'ils pouvaient atteindre, pendant que le reste de la troupe placé à l'extérieur devant les fenêtres recevait sur la pointe de leurs épées ceux qui sautaient. Mais bientôt la boucherie fatigua les bouchers et pour avancer l'affaire plus rapidement, le maréchal, qui tenait beaucoup à retourner dîner, donna l'ordre que le moulin fut incendié" xi. Quelques semaines plus tard, le même Montreval, obéissant aux ordres du roi xii  exerça "pour traquer l'hérésie", des représailles, d'une façon qui fut par la suite rendue célèbre par la destruction du village tchèque de Lidice par les Nazis, en effaçant non pas une mais 466 villes de marché, hameaux et villages d'une population totale de 19.500 habitants. Et Louis XIV lui-même, le centre et le symbole de cet âge policé, donna des ordres qui auraient enchanté les accusateurs choqués de Nuremberg. Nous lui devons cette expression élégante "Ravagez le Palatinat", dont les avocats Occidentaux de la théorie culturelle devraient se souvenir de temps en temps en parlant des barbares comme si c'étaient des étrangers.

Sous Napoléon, la culture et la brutalité continuèrent à suivre ce modèle maintenant familier. De nouveaux instruments d'extermination furent développés comme ces célèbres étouffoirs, des cages en bois dans lequel les prisonniers noirs, qui se battaient pour la libération de Saint Domingue, étaient enfermés avec du soufre enflammé. Jetés à la mer, les victimes succombaient d'asphyxie ou de noyade. Comme les corps étaient rejetés sur le rivage par la mer, des chiens furent importés pour dévorer les restes dans l'intérêt de l'hygiène publique xiii. Et jusqu'en 1945, les Français, plus fiers que jamais de la splendeur de leur civilisation, vengèrent le meurtre en Algérie d'un certain nombre de familles françaises isolées par leurs compatriotes arabes en effaçant "de l'existence des communautés entières", en tuant "des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui n'avaient aucun rapport avec les attaques" xiv.

Ce parallèle apparemment étrange entre le progrès de la civilisation et l'intensification de la sauvagerie n'est naturellement pas limité à l'Italie et à la France. C'est une propriété caractéristique de l'histoire de tous les peuples. Pendant l'époque où la littérature Anglo-Latine a culminé au treizième siècle, par exemple, nous trouvons Geoffroy, le père d'Henry II d'Angleterre, exécutant ce qu'Edouard Gibbon a appelé un acte singulier de cruauté sur le clergé de Suez (sic, Séez en réalité, NdT) après que celui ci ait élu un évêque sans son consentement préalable. En punition, celui qui était alors maître de la Normandie fit châtrer tous les membres du Chapitre de la Cathédrale, y compris l'évêque nouvellement élu, "et fit lui apporter toutes leurs testicules dans un plateau". Gibbon commente ainsi : "de la douleur et du risque ils pouvaient justement se plaindre; toutefois, puisqu'ils avaient fait voeu de chasteté, il les avait privés d'un trésor superflu" xv. Quelques siècles plus tard, quand, pendant l'âge d'or de la Reine Elisabeth, la civilisation anglaise a atteint son zénith avec des poètes tels que Marlowe, Lodge, Ben Jonson et Shakespeare, elle a produit simultanément, suivant les termes de l'Encyclopédie Britannica, des "têtes brûlées guerrières" comme Hawkins, Drake, Raleigh et "nombre d'autres qui ne reconnaissaient aucune paix au-delà du front. Tandis qu'une des poésies les plus exaltées du monde était produite, le pays qui la produisait abondait d'exécutions à l'intérieur, de piraterie sur les sept mers et d'agressions sur les cinq continents comme il en avait rarement été vues dans ses périodes les moins civilisées. Un autre siècle plus tard, l'époque est une fois encore bénie par des hommes comme Milton, Herrick, Dryden, Locke, Newton. Mais accompagnant des chefs-d'oeuvres de culture, nous trouvons de nouveau des sauvageries comme les incidents connus par les Ecossais sous le nom de Temps du Meurtre, l'invention de dispositifs de terreur comme la torture de la vis moletée, des exterminations massives comme le massacre de Glencoe en 1691, ou un exemple parfait de génocide comme l'expulsion du peuple entier des Acadiens de leur pays natal. Pendant la dernière phase de leur déportation en 1755, le Gouverneur Lawrence de Nouvelle Ecosse non seulement donna autorisation à ses soldats d'en faire ce qu'il leur plairait, "mais des ordres positifs de les affliger autant que possible" xvi.

Dans cette veine, l'histoire continue jusqu'à notre temps. Il n'y a aucun besoin de citer les atrocités bien connues des fascistes, des nazis et des communistes, leurs méthodes de police, leurs camps de concentration, leurs fours crématoires. Ayant été attribués au manque de civilisation, ils pourraient être compris. Les cas les plus significatifs concernent des atrocités contemporaines commises par des peuples considérés comme avancés, pour lesquels la théorie culturelle fournit peu d'explications et qui, donc, n'ont été que rarement cités sauf dans des buts de propagande hostile. On pourrait ici mentionner l'ordre du Général de Brigade Jacob H. Smith de l'armée des Etats-Unis, donné pendant la campagne de pacification américaine des Philippines comme directive pour une expédition punitive contre l'île de Samar. "Je ne veux aucun prisonnier", dit il. "Je veux que vous tuiez et brûliez : plus vous tuerez et brûlerez, plus vous me ferez plaisir ... L'intérieur de Samar doit être transformé en désert hurlant". Comme on lui demandait quel âge devait avoir "un enfant pour échapper au massacre ', le Général Smith répondit "Dix ans". Il fut pour cela condamné "à être réprimandé par ses supérieurs" xvii. C'était en 1901. En 1919, le Général Dyer de l'armée britannique, en représailles contre quelques perturbations locales dans le Punjab, amena un petit corps de troupes à une réunion de 5.000 Indiens près de la ville d'Amritsar, ouvrit le feu sans avertissement, tuant environ 500 personnes, et blessant, selon sa propre évaluation "environ 1.000 autres personnes, il abandonna les morts et les mourants où ils étaient tombés, sans plus s'en occuper et s'en retourna tout à fait satisfait de ce qu'il avait fait" xviii. Un âge barbare ? C'était le temps où les flambeaux de la littérature comme Bernard Shaw, Max Beerbohm et Yeats écrivaient à Londres, quand les doux Fabiens ont commencé à dominer la pensée anglaise, et où les universités d'Oxford et de Cambridge ont connu une de leurs périodes les plus brillantes.

* * *

Comparées avec les exploits barbares du civilisé, les sauvageries des barbares semblent perdre toute signification. Et quant aux guerres, quasiment les seuls peuples qui s'abstiennent de cette forme primitive d'activité sociale sont actuellement non les plus avancés, mais les les plus attardés. A la vue de tout ceci, on peut sans risque affirmer que la théorie culturelle de la misère sociale, qui à ce jour bénéficie d'un support illustre, qui a servi de base à beaucoup de politiques d'expurgation et de rééducation et a amené à des créations aussi pleines d'espoir que l'UNESCO, éclaire plutôt mal les problèmes complexes qu'elle était censée résoudre; et que la diffusion de la civilisation, qu'elle soit d'Est ou d'Ouest, Grecque ou Anglo-Saxonne, peut contribuer à la poésie et la connaissance, mais guère au bonheur social et à la paix.  

4. La Théorie Nationale de la Misère Sociale

La dernière des théories exigeant une analyse plus détaillée peut être appelée la théorie nationale de la misère sociale. C'est un sous-produit typique de la guerre prolongée. L'atmosphère de perpétuelle frustration résultant de l'attente inactive et l'absence de résultat des combats interminables semble à un certain point mener à l'apparition spontanée de l'idée que la cause principale de la misère de l'humanité n'est pas seulement le chef, la philosophie, ou la culture de l'ennemi. C'est sa race même. Un regard plus approfondi révèle maintenant tout à fait distinctement qu'il est pour le mal. Depuis son enfance même on le voit afficher un degré de férocité et d'amour de l'agressivité inégalé ailleurs. Une seconde lecture de l'histoire semble soudainement prouver que l'ennemi actuel est en réalité l'ennemi historique. Et plus la guerre dure longtemps, plus mauvais il paraît. A la fin, non seulement les propagandistes mais même les intellectuels commencent à fournir des preuves de sa perfidie collective, les avocats à établir sa culpabilité collective et les hommes d'Etat à penser que, dans l'intérêt d'une humanité pacifique, sa survie elle-même ne peut plus être tolérée. Quand cette étape est atteinte, la solution de la plupart de problèmes affligeant la société apparaît tout à fait simple. Il serait inutile de rééduquer le vaincu. Il doit être éliminé. Carthage doit être détruite.

Comme les autres théories, la théorie nationale semble tout à fait satisfaisante pour expliquer les événements qu'elle sert à élucider. Cependant, elle laisse de nouveau plus de questions sans réponse que de réponses. Au coeur des combats de la Deuxième Guerre mondiale, elle a fourni une explication intéressante des motivations des comportement des membres de l'Axe, en particulier des Allemands. Mais quand on soulève la question de savoir pourquoi un comportement semblable semble caractériser également la plupart des autres peuples, y compris ceux qui sont heureux de se considérer eux-mêmes comme des amoureux nés de la paix, elle commence à se heurter à des difficultés. Et ses réponses deviennent tout à fait confuses quand dans l'enthousiasme d'exécuter les dispositions Carthaginiennes préparées pendant l'oisiveté mentale et la tension émotionnelle d'une longue guerre, on comprend soudain que l'ennemi historique n'est peut être pas le vaincu, mais l'allié qui a avec astuce aidé à le défaire. Mais jusque là, ses suppositions semblaint défier toute récusation.

Quelles sont les prémisses sur lesquelles la théorie nationale repose-t-elle ? Il y en a deux. L'une est biologique, l'autre historique. Comme déjà indiqué, la première affirme que les vertus comme l'amour de la paix sont inhérentes au caractère de certains peuples et absentes de celui d'autres. La seconde est la confirmation de la première, basée sur l'évidence historique.  

a. Biologie de l'Agression

Commençons par la prémisse biologique et limitons l'illustration au meilleur exemple documenté de la théorie nationale : on a attaché beaucoup d'importance au fait que les Allemands ont toujours été notoirement connus pour leur admiration de la force brutale et leur militarisme. Ceci pourrait-il expliquer leurs excès ? Peut-être. Mais la question la plus importante est : cela les a-t-il rendus différents des autres ? Ou les Allemands ont-ils montré ces qualités innées non tellement parce qu'elles étaient singulièrement les leurs, mais parce qu'elles étaient généralement inhérentes à la nature de l'homme ? Si la seconde proposition devait s'avérer être correcte, la théorie nationale avec ses conclusions et ses solutions de grande portée devrait perdre au moins la moitié de ses fondations. Et cette proposition semble justement être correcte, comme déjà Cicéron le suggérait quand il écrivit dans ses Lois (I, 10) que "aucune objet particulier n'est autant comme un autre, si exactement son homologue, que nous le sommes tous l'un à l'autre" et que "de quelque façon que nous puissions définir l'homme, une seule définition s'appliquera à tous. Ceci est une preuve suffisante qu'il n'y a aucune différence de nature entre homme et homme; car s'il y en avait une, une définition unique ne pourrait pas être applicable à tous les hommes".

Mais ne nous contentons pas de Cicéron pour évaluer l'universalité de ces apparemment étranges attitudes biologiquement conditionnées qui, en période de stress, nous apparaissent comme innées chez la seule race corrompue de l'ennemi. Examinons nous. Quelle est notre attitude propre envers l'agressivité par exemple ? Indépendamment du fait que nous soyons américains, anglais, français, ou allemands, il est exceptionnel que nous lui ayions exprimé une aversion authentiquement ressentie. Au contraire, aussi bien collectivement qu'individuellement, la plupart d'entre nous sont ordinairement élogieux sur cette qualité. Ce que nous rejetons en réalité comme légèrement méprisable n'est pas l'agressivité, mais la douceur pacifique. On n'a jamais connu d'homme d'affaires publiant une offre d'emploi pour un commercial ou un cadre pacifique, humble, modeste. La première vertu pour ces emplois est l'agressivité et la plupart d'entre nous le disent tout à fait franchement. On n'a jamais connu aucune vraie femme, même dans des sociétés détestant la guerre, exprimer le désir pour mari d'un  pacifique pantouflard qui l'entourerait d'un nuage de douceur et de poésie. Ce qu'elle attend très probablement de lui c'est de la force et de l'agressivité et si, en plus, il claque les talons, tant mieux. Et les foules, qui seront toujours toujours féminines, admireront toujours ces mêmes choses. "Quand ils discutent de leurs liaisons amoureuses", écrit le philosophe français Julien Benda, "les gens les plus civilisés parlent de conquête, d'attaque, d'assaut, de siège et de défense, de défaite, de capitulation, associant ainsi chèrement l'idée d'amour à celle de guerre" xix.

S'il n'en était pas ainsi, ce serait un paradoxe étrange de voir que la plupart des peuples, qui commémorent les créateurs de leur civilisation par des plaques obscures et des statues mineures, glorifient les héros de leurs performances agressives par de gigantesques Arcs de Triomphe, des mausolées monumentaux, des pyramides qui percent les nuages et des colonnes qui défient la magnificence de Dieu. Shakespeare, Dante, Voltaire, Goethe, ou Poe peuvent avoir leurs petits coins calmes dans leurs pays respectifs. Mais que sont ceux-ci comparés avec ces colonnes qui donnent des frissons dans le dos, que les Anglais ont érigées en l'honneur de l'Amiral Nelson, les Français en l'honneur du Général Napoléon, les Allemands en l'honneur du Général Arminius, ou les Américains en l'honneur du Général Washington ? C'est pourquoi les monarques britanniques, qui sont si occupés par les visites officielles aux institutions militaires ou la dépose de couronnes sur les tombeaux de soldats connus et inconnus, n'ont pas trouvé le temps de visiter le lieu de naissance de Shakespeare, leur plus grand poète dramatique, avant 1950 xx.

Mais nos animaux héraldiques sont encore plus symboliques que nos monuments de la similitude inquiétante de nos aspirations les plus secrètes. Ici nous semblons vraiment montrer de quelle substance nous croyons nous-mêmes que nous sommes faits. Que nous soyons pacifiques ou agressifs, sur ce point presque toutes les nations apparaissent semblables. Presque toutes ont choisi comme l'animal le plus représentatif de leur âme une bête de proie, indiquant par là qu'ils considèrent qu'elle est symbolisée de façon plus appropriée par la férocité barbare que par la béatitude civilisée. L'Italie préfère le loup vorace au chien loyal. L'Angleterre et la Prusse le lion grondant au chat ronronnant doucement. La Russie l'ours massif, grossier, mais puissant au cheval de prairie rapide et élégant. La Monarchie des Habsbourg, une des institutions plus civilisées de l'histoire, insatisfaite d'un aigle à une tête, a voulu en lui en donnant deux le rendre encore plus sauvage. D'autres chérissent des panthères, des faucons, des serpents, ou même des dragons. Les Etats-Unis pourraient avoir été symbolisés par l'alouette, cet oiseau enchanteur, toujours chantant et toujours à la recherche du bonheur. Mais ils ont choisi l'aigle impérial qu'une inscription dans le Zoo de Buffalo décrit comme ceci : "Cet aigle ne pêche jamais lui-même tant qu'il peut dépouiller le faucon de mer plus habile et plus travailleur. L'Aigle impérial est notre emblème national" - une déclaration que le New-Yorker commenta ainsi : "Eh bien, c'est impoli de le faire remarquer" xxi. La seule exception, ou à peu près, est représentée par la France qui, et c'est aussi significatif, a choisi le coq toujours amoureux. Mais même ici le choix peut avoir eu pour cause le fait que les poursuites amoureuses du coq le forcent à être par ailleurs un bagarreur perpétuel.

Cependant, il n'y a rien de surprenant dans ces choix, car bien que les théoriciens nationaux puissent en être perturbés, rien ne semble être plus naturel à l'homme que l'agressivité et le plaisir qu'il y trouve. Parmi les premières choses que nous aimons il y a les bandes dessinées, une invention des Américains qui sont apparemment pacifiques. Elles sont si pleines de guerriers vigoureux des deux sexes que leurs héros, ayant vaincu toute la terre, ont depuis longtemps commencé à vaincre également les planètes et les étoiles. Nos premiers jouets sont des soldats et, si un petit garçon n'arrive pas à leur montrer de l'intérêt, nous ne le montrons pas en exemple aux enfants de l'ennemi qui aiment la guerre, mais nous l'envoyons d'urgence à un psychiatre pour trouver ce qui ne va pas chez lui. Un charmant petit ami à moi, agé de sept ans, après avoir essayé pendant des jours de comprendre le fonctionnement de ma machine à écrire, a produit la première lettre qu'il ait jamais écrite, qui est le monument suivant à notre agressivité humaine congénitale : "cher Bill quand vas tu me donner mes 5 cents. si tu ne le fais pas je te cassrai la figure. bisous tommy". Son père était le plus doux des poètes anglais et aurait juré qu'un Anglais était totalement incapable de quoi que ce soit de ce genre. Un petit Américain de Washington, a envoyé la lettre suivante au Père Noël : "envoyez-moi s'il vous plaît deux bombes atomiques, deux ou trois pistolets et un couteau bien tranchant" xxii. Et Edmund Gosse, le célèbre critique anglais, nous dit comment un poême obscur mais très guerrier l'a "énormément enthousiasmé" quand il était un petit garçon et comment la strophe suivante, particulièrement a atteint son "idéal du Sublime" :

Les mousquets étincelaient, les épées bleues brillaient,
Les casques étaient habiles et le sang rouge coulait,
Le ciel s'assombrit et le tonnerre gronda,
Quand dans les terres sombres de Wellwood les puissants tombaient. xxiii

Même dans leurs périodes les plus matures, les gens de tous les pays et de toutes les conditions sociales semblent conserver ces enthousiasmes belliqueux. Clement Attlee, l'aimable  leader socialiste de Grande-Bretagne, avoue que, étudiant à Oxford, il était "tombé sous le charme de la Renaissance. J'admirais les dirigeants forts et impitoyables" xxiv. Goethe, le grand humaniste et poète allemand, "recommanda la guerre" xxv. Sir Francis Bacon, le grand philosophe anglais et ancien Chancelier du Royaume, pensait que "l'élément principal de grandeur dans n'importe quel état est d'avoir une race d'hommes de guerre" et que "personne ne peut être sain sans exercice, ni corps naturel, ni politique, et certainement pour un royaume ou un état, une guerre juste et honorable est le véritable exercice" xxvi. Et aux Etats-Unis, sans peut-être que la guerre soit recommandée par les bouches d'individus éminents, nous recommandons les hommes de guerre. Malgré notre fierté pour le gouvernement civil, nous avons dans notre courte histoire élu pas moins de onze généraux à notre présidence - Washington, Jackson, W. H.  Harrison, Taylor, Pierce, Johnson, Grant, Hayes, Garfield, Arthur et Eisenhower. Seuls les Romains antiques nous ont surpassés. En fait, nous attachons une si haute valeur à une fascinante carrière martiale, que cette excellence militaire en est venue à être considérée comme une garantie spéciale même dans les domaines les moins militaristes. Seules les églises et les syndicats ne sont pas encore sous cette influence. Mais dans nos universités, la tendance semble indubitable. Certains ont déjà choisi comme présidents des généraux plutôt que des intellectuels. Et en ce qui concerne les doctorats honoraires de philosophie, parmi d'autres, un nombre croissant est conféré à des personnes dont l'unique distinction est qu'ils se sont montrés des leaders militaires loyaux et couronnés de succès. Une étude de tels diplômes accordés depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale par sept universités américaines majeures - Harvard, Smith, Colombie, Wisconsin, Californie, Nebraska et Caroline du Nord - ont révélé que les généraux et les amiraux ont connu "le plus gros boom de l'après-guerre". Ils ont représenté 10 pour cent du total, tandis que les ecclésiastiques, les propagateurs de l'évangile d'amour et de paix, ont gravement "baissé ; il y a un siècle ils totalisaient 45 pour cent de la liste honoris causa, après la Deuxième Guerre mondiale, 5 pour cent" xxvii. Un résultat en harmonie avec ce que nous croyons être le caractère des Prussiens plutôt que le nôtre.

b. Histoire de l'Agression

Ainsi, quand on en vient aux caractéristiques innées les moins flatteuses de l'homme, les amoureux de la paix semblent encore une fois à peine pouvoir être distingués des amoureux de la guerre. Leur "corps naturel" est aussi stimulé par les implications du militarisme que l'est le corps des agresseurs les plus renommés. Et leur "corps politique" ne semble pas être très différent non plus. Car si nous analysons la seconde prémisse de la théorie nationale, nous constatons en effet que le l'histoire confirme l'évidence de la biologie. Mais au contraire de la supposition originale, au lieu de révéler que certaines nations ont des antécédents agressifs pires que d'autres, il montre simplement que nous sommes encore une fois tous semblables.

Cela semble étrange quand on regarde les données et les chiffres rassemblées pendant la Deuxième Guerre Mondiale et qui établissent selon toute apparence que l'Allemagne, qui était alors l'ennemi public numéro un, avait le record des agressions belliqueuses. En fait, nous avons prouvé qu'elle est si mauvaise que, bien que les circonstances aient aujourd'hui changé, peu de choses nous terrorisent plus que nos propres chiffres d'alors. Comme les Français le soulignent toujours avec un souci non diminué par le passage des années, les mêmes Allemands que nous recherchons maintenant comme alliés ont envahi la France trois fois en moins d'un siècle. Et, comme d'autres l'ajoutent, ils ont été responsables de cinq guerres pendant les soixante-quinze dernières années, sans parler de trois ratés qui, s'ils s'étaient concrétisés, leur auraient donné une performance d'une guerre tous les huit ans rien que pour les derniers trois-quarts de siècle. Est il possible de ne pas croire les chiffres ?

Il n'est pas possible de ne pas croire les chiffres. Mais on peut les compléter. S'il est vrai que les Allemands ont fait cinq guerres pendant les derniers trois-quarts de siècle, les Français, pendant la même période, ont fait dix-neuf guerres et les Anglais vingt et une. Même si nous soustrayons les guerres que ces deux derniers ont mené contre les Allemands, les Français sont toujours créditables de quinze et les Anglais de dix-neuf xxviii. Ainsi, tandis que l'Allemagne, si elle en avait fait à sa tête avec ses trois ratés, aurait fait une guerre tous les huit ans, le fait que la France et l'Angleterre en aient apparemment fait à leur tête a offert au monde une guerre tous les trois ans et demi si nous prenons les deux pays séparément et chaques année et demie si nous les prenons ensemble. Et si les Allemands ont envahi la France trois fois en moins d'un siècle, la France, entre 1792 et 1813 - ce qui fait moins d'un quart d'un siècle -  a envahi le territoire allemand douze fois. En réalité, s'il n'y avait pas eu cette véritable manie française de l'invasion, le mouvement d'unification allemande, qui commença en 1815 et conduisit en fin de compte aux trois déplorables et mémorables invasions allemandes de la France, pourrait ne jamais avoir trouvé de stimulus pour le déclencher. Pour résumer, au taux de trois invasions "en moins d'un siècle", l'Allemagne aurait besoin de 250 autres années avant de seulement égaler la France.

Pour ne pas limiter les chiffres à ces 75 à 150 ans probablement trompeurs, remontons un peu plus loin dans notre recherche du principal agresseur de l'histoire. Le Professeur P. A. Sorokin de Harvard a établi un tableau montrant la force relative des armées des différents membres de la civilisation Occidentale pendant les neuf derniers siècles, du douzième au vingtième. Quoique la force de l'armée d'un pays ne soit pas nécessairement un indicateur absolu de la force de sa pulsion agressive, un agresseur aurait des difficultés à lancer des campagnes de conquête sans une armée de taille conséquente. En conséquence, la table du Professeur Sorokin a une signification considérable pour une étude du militarisme agressif. Au lieu de montrer un agresseur principal unique, il indique que "la position comparative des pays change au cours du temps, un pays occupant la première position à une certaine époque, un autre à une autre époque" xxix. L'Allemagne, que nous pourrions soupçonner de tenir la première position plus fréquemment que d'autres, n'est apparue comme une puissance militaire majeure que pendant les trois derniers siècles et, pendant ceux ci, elle a été dépassée par la France pendant deux. Un schéma semblable apparaît si nous voyons maintenant le problème d'un autre angle et, en plus des 150 dernières années et du Moyen Age, incluons l'antiquité dans l'analyse. Comparant cette fois 'le pourcentage' d'années avec guerre avec le nombre total d'années étudié, le Professeur Sorokin a constaté que "l'Allemagne a eu le plus petit (28) et l'Espagne le plus grand (67) pourcentage d'années de guerre, les autres pays occupant des positions diverses entre les deux" xxx. Quoique l'agresseur principal du monde n'ait pas besoin de montrer nécessairement le plus grand pourcentage d'années de guerre, de nouveau il ne pourrait probablement pas montrer le plus petit.

Ainsi, dans chacun des trois jeux de chiffres couvrant d'abord les dernières 75 à 150 années, puis les neuf derniers siècles et finalement toute l'histoire Occidentale, les Allemands, malgré leur réputation terrifiante d'amoureux de la guerre, apparaissent avec une performance qui semble non seulement meilleure qu'on ne l'attendait, mais meilleure même que celle de certains des meilleurs. Cependant, le but de ces chiffres n'est pas de prouver que les Allemands sont meilleurs que les autres. Ils ne le sont pas. Il n'est pas non plus de montrer que nous pouvons avoir confiance dans les intentions amendées de nos anciens ennemis. Nous ne le pouvons pas. Ce que nous voulons prouver avec ces chiffres est simplement que la seconde prémisse de la théorie nationale est aussi peu étayée que la première. En effet, aussi peu détaillée que soit cette brève analyse historique, elle est suffisamment représentative pour établir que le rôle d'agresseur principal est un rôle relatif. Au lieu d'être tenu par un peuple unique, il a tourné avec une grande fluidité parmi les différentes nations. Parfois il a été tenu par  les Atheniens, les Spartiates, ou les Macédoniens; parfois par les Hollandais, les Danois, ou les Portugais; parfois par les Français et les Anglais; parfois et plus récemment, par les Allemands et les Russes; et, à moins qu'une définition différente des autres hommes ne s'applique à nous, à un moment ou un autre il sera en toute probabilité tenu par les Américains. Aux yeux de nos anciens camarades d'armes russes, qui nous donnent maintenant des noms allant de cannibales Anglo-américains à atomsniks, il est, en fait, possible que nous le tenions déjà.

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Bien que les données historiques n'auraient probablement pas pu avoir produit une image différente, je me suis étendu plus longuement sur les suppositions de la théorie nationale que cela pourrait, dans les circonstances actuelles, sembler justifié. La raison en est que, en premier lieu, malgré l'effet calmant des réalités de l'après-guerre, cette théorie doit nécessairement regagner sa pleine force de persuasion chaque fois qu'une guerre excède une certaine longueur. Et deuxièmement, ses prémisses ont été prises si sérieusement par tant de personnes ayant autorité et pendant si longtemps qu'elles représentent beaucoup plus que des spéculations d'esprits excédés ou de simples propagandistes. Ils ont fourni la base sur laquelle les hommes d'Etat les plus éminents de notre temps, supportés par certains des penseurs politiques les plus éminents, ont essayé de construire rien moins que la paix perpétuelle. Ils ont fourni la philosophie de Yalta et Potsdam. Ils ont mené à des mesures  politiques comme la pastoralisation envisagé de l'Allemagne et la prohibition de la recherche atomique allemande, ou à des concepts légaux comme la culpabilité collective. Ce sont des points focaux d'action et de pensée qui ne peuvent être défendus qu'en supposant qu'il y a effectivement des peuples dont les caractéristiques innées les rendent moins accessibles à la vertu que d'autres. Ils sont responsables de dispositions comme le désarmement perpétuel obligatoire inclus dans la constitution du Japon par les Alliés de la Deuxième Guerre mondiale, avec l'effet embarrassant que les mêmes Alliés, soudainement anxieux d'avoir maintenant le support militaire japonais, sont incapable de l'obtenir à cause des conséquences de leur propre cohérence. Si le raisonnement Allié se montre légèrement moins embarrassant dans le cas allemand, cela est dû non pas à un retard de la diplomatie, mais à la bonne fortune que les mesures préalables de destruction ont dans ce cas été si énormes qu'ils n'a jamais eu une chance de formalisation par la signature d'un traité indénonçable. Mais même dans le cas allemand, les implications de la théorie nationale se sont prouvées si contradictoires que beaucoup de ses protagonistes principaux en sont depuis longtemps venus à souhaiter pouvoir se cacher dans les replis confortables du Cinquième Amendement.

Les événements ont ainsi démontré que la théorie nationale ne s'est prouvée aucunement plus utile dans la recherche de la cause principale de la misère sociale que n'importe laquelle des autres qui ont été discutées jusqu'ici. Tout qu'ils ont révélé est que biologiquement aussi bien qu'historiquement tout peuple est aussi bon ou mauvais qu'un autre. Au lieu de découvrir des différences significatives parmi les nations, ils ont simplement confirmé le concept de Cicéron de la similitude de la  nature humaine. Et non seulement de Cicéron mais même de Dieu qui, contemplant Sa création, en vint à la triste conclusion que, indépendamment de l'éducation ou de la nationalité, "la méchanceté de l'homme était grande sur la terre et que chaque imagination des pensées de son coeur était seulement le mal continuellement" (Genèse, vi, 5). Ce qui signifie que la proposition de la théorie nationale, pour guérir la misère du monde, qui consisterait à éliminer la nation scélérate ne nous mènerait nulle part. Au moment où un scélérat disparaît, le poste vacant, comme les événements qui ont suivi la Deuxième Guerre Mondiale l'ont amplement montré, sera promptement occupé par l'un des insoupçonnés mais toujours volontaires ex-défenseurs de meilleures causes.

Les choses étant ce qu'elles sont, nous sommes de retour où nous avons commencé, avec notre question sur la cause principale de la misère sociale toujours sans réponse. Car si nous sommes vraiment tous semblables dans notre disposition au mal, nous devons encore expliquer pourquoi beaucoup d'entre nous dans des circonstances apparemment semblables réagissent néanmoins différemment. Pourquoi certains d'entre nous feraient ils de la poésie sous l'impulsion de la civilisation tandis que d'autres dans la même orbite culturelle se délectent à écorcher leurs semblables ? Pourquoi les leaders de la Yougoslavie communistes et et de l'Espagne fasciste opprimeraient ils la liberté à l'intérieur en s'alliant extérieurement avec les défenseurs de démocratie ? Pourquoi le Premier ministre pacifique de l'Inde reste en paix avec Moscou ou Pékin, mais tombe agressivement sur Hyderabad ? Est ce à cause du manque de civilisation ? Manifestement non. Comme nous avons vu, les agressions les plus grandes et les crimes les plus monstrueux ont été commis par des nations qui étaient au sommet de leur civilisation. Manque d'éducation ? Pas vraiment. Les conceptions les plus diaboliques de barbarie n'ont pas été conçues par des illettrés, mais par l'intelligence la plus instruite. Idéologie ? Système économique ? Nationalité ? Le phénomène est trop universel. La cause expliquant tout cela doit clairement toujours être restée cachée.


NDT: Je n'ai pas essayé de retrouver le texte original des citations de documents de langue française, ni leurs références. Le lecteur pourra faire confiance à son moteur de recherche préféré pour compléter le travail.

i  Les théoriciens de la culture semblent avoir attribué à ceci une grande signification dans l'explication des monstruosités nazis. Pour donner un exemple typique : Sterling North, un critique littéraire bien connu, a vu même dans la poésie des Grimm et de Goethe l'évidence typique "(a) qu'il n'y a rien qui approche même une morale ou un code éthique dans l'esprit populaire allemand et (b) que peu d'autres tribus sur la planète peuvent atteindre les Allemands pour la joie bestiale, sadique à répandre le sang". Et il continue, disant que "naturellement le diable joue un rôle important non seulement dans Grimm et dans Goethe, mais partout dans la littérature allemande. Faust - l'homme qui a vendu son âme au diable - est le grand héros allemand" ("Washington Post", le 3 décembre 1944.)

ii Shakespeare, Richard III. New York, Grosset and Dunlap, 1909, p. xlviii.

iii C'est le visage de Michel-Ange que nous voyons dans la Basilique de Saint Pierre, pas celui du peuple italien qui mit le marbre en place. C'est la différence principale avec les accumulations massives de l'Egypte construites en pierre non pas par des hommes, mais par une société désindividualisée qui, de manière caractéristique, a versé la plus grande part de son énergie créatrice dans la construction de tombeaux.

iv John A. Symonds, Renaissance in Italy. New York. The Modern Library, 1935, vol. I, p. 55.

v Ibid., p. 56.

vi F. A. Hyett cité dans G. F. Young, Les Medicis. New York : The Modern Library 1933, p. 278

vii Alexandre Dumas, Celebrated Crimes. New York P. F. Collier and Son, 1910, vol 2, pp. 425-9.

viii Henry M. Baird, History of the Rise of the Huguenots. London: Hodder and Stoughton, vol 2, p. 501.

ix Ibid., p. 517.

x Cet incident est rapporté par Johann Wilhelm von Botzheim, un étudiant allemand inscrit à l'Université d'Orléans qui, après avoir regretté ce comportement déplorable, trace avec une sincérité engageante l'origine de ses propres livres "aux étagères de Laurent Godefroid, Professeur des Pandectes et de la bibliothèque entière de son frère Bernhard à celles de son voisin, le docteur Beaupied, Professeur de Droit canon "'. (Ibid., p. 570.)

xi Alexandre Dumas, op. cit., vol. 2, p. 496.

xii De temps en temps il est dit que la dépravation particulière des atrocités allemandes sous les Nazis réside dans le fait que les Allemands étaient les premiers à élever l'extermination massive au niveau d'une politique officiellement sanctionnée par l'état. Qu'ils l'aient fait est certainement au-delà de tout doute. Mais ils y ont été précédés par chaque gouvernement responsable de directives du genre des ordres du roi de France "de déraciner l'hérésie", ou d'autres mentionnés dans ce chapitre

xiii Stephen Alexis, Black Liberator. New York Macmillan, 1949, p. 211.

xiv Richmond (Virginia) Times-Dispatch, 8 Juin 1945.

xv Edward Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire. London: Methuen, 1900, vol.7, p.216n.

xvi George P. Bible, The Acadians. Philadelphia: Ferris and Leach, 1906, p. 95.

xvii A. Frank Reel, The Case of General Yamashita. Chicago: The University of Chicago Press, 1949, p.109.

xviii The Nation (New York), 24 Janvier 1920, p. 121.

xix Cité dans un article par Simone de Beauvoir sur "L'initiation Sexuelle des Femmes", dans Anvil, New York, Hiver 1950, p. 24, dans le Uriel Report.

xx Le "New-York Times" du 21 avril 1950 annonce : "C'était la première visite d'un roi britannique à la ville natale de Shakespeare dans les 386 ans depuis la naissance du barde,"

xxi New-Yorker,  8 février 1947.

xxii Time, 25 Decembre1950.

xxiii Edmund Gosse, Father and Son. London: Penguin Books, 1949, p. 54.

xxiv Time, 6 février l950, p. 19.

xxv The Listener, l'organe officiel de la British Broadcasting Corporation, jugeait ceci hautement indicatif du caractère orienté vers la guerre inhérent aux Allemands. Dans un éditorial commémorant le deux centième anniversaire de Goethe il notait que Goethe "a une fois servi comme Ministre de la Guerre" du Duc de Weimar et était essentiellement un Allemand qui possédait la plupart des qualités et presque tous les défauts du caractère allemand ... Petit-fils d'un aubergiste, il a loué l'aristocratie; domestique d'une principauté sans défense, il a recommandé la guerre. ' (The Listener, 25 août 1949, p. 300.) Cette déclaration donne un bon exemple de la théorie nationale dans sa formulation de la Deuxième Guerre mondiale.

xxvi Francis Bacon, Essays and New Atlantis. New York : Walter Black, 1942, p. 121.

xxvii Time, 22 janvier 1951.

xxviii Voir la compilation préparée par le Carnegie Endowment for International Peace : Série de Mémorandums No 1, Washington, 1 février 1940. Pour donner un exemple : entre 1861 et 1945 à part la guerre Franco-prussienne et les deux guerres mondiales, la France a été impliquée dans les guerres suivantes : 1861-7 avec le Mexique, 1873-4 avec le Tonkin, 1867 contre Garibaldi à Rome, 1881-2 avec la Tunisie, 1883-5 avec le Tonkin, 1884-5 avec la Chine, 1883-5 avec Madagascar 1890-4 avec le Soudan, 1893 avec le Siam, 1893-4 avec le Maroc, 1894 avec le Tonkin, 1895-7 avec Madagascar, 1900 Insurrection des Boxers, 1897-1912 avec le Maroc, 1925-6 Guerre du Rif. On pourrait dire qu'aucune de ces agressions n'a impliqué des grandes puissances, ce qui n'est ni le signe d'intentions paisibles, ni un compliment.

xxix P. A. Sorokin, Social and Cultural Dynamics.1937, vol. 3, p. 348. La table liste pour chaque siècle étudié le pays avec la plus grande armée d'abord et avec la plus petite en dernier
XII. Russie, Angleterre, France, Autriche.
XIII. Russie, Angleterre, France, Autriche.
XIV Angleterre, France, Russie, Autriche.
XV Angleterre, Pologne, France, Russie, Autriche, Espagne.
XVI. Espagne, France, Autriche, Pologne, Angleterre, Russie, Hollande, Italie.
XVII. Autriche, France, Espagne, Pologne, Hollande, Russie, Angleterre, Italie.
XVIII. Autriche, France, Russie, Angleterre, Allemagne, Pologne, Espagne, Hollande, Italie.
XIX. France, Russie, Allemagne, Espagne, Autriche, Angleterre, Italie, Hollande.
XX. Russie, Allemagne, France, Angleterre, Autriche, Italie, Espagne, Hollande.

xxx Ibid., p. 352. La liste complète de Sorokin est la suivante : Espagne 67 %, Pologne et Lithuanie 58 %, Grèce 57 %, Angleterre 56 %, France 50 %, Russie 46 %, Hollande 44 %, Rome 41 %, Autriche 40 %, Italie 36 %, Allemagne 28 %. Quant à la participation presque constante de la France dans la guerre, le Duc de Sully, un de ses hommes d'Etat les plus éminents, écrit la chose suivante : "la connaissance la plus superficielle de notre histoire suffit à convaincre quiconque qu'il n'y a aucune tranquillité réelle dans le royaume d'Henry III à la paix de Vervins; et, en bref, toute cette longue période peut être appelée une guerre de près de quatre cents ans. Après cet examen, d'où il apparaît incontestablement que nos rois pensaient rarement à autre chose qu'à la façon de continuer leurs guerres, ce n'est pas être trop scrupuleux que leur accorder le titre de vraiment grands rois. ' (Memoirs of the Duke of Sully. London: Henry G. Bohn, 1856, vol. 4. p.223.)


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