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Désunion maintenant

par

Léopold Kohr

traduit à partir de http://www.ditext.com/kohr/3.html par Michel Roudot

Troisième Chapitre de

La Décomposition des Nations


'Je crois à la vertu des petits peuples.'
André Gide

Questions Discutées

La nouvelle carte de l'Europe.
La solution du problème de la guerre en rendant la guerre divisible.
La dissolution automatique des problèmes de minorité.
La dissolution de l'hostilité nationale.
Inefficacité des guerres médiévales à petite échelle.
Comment la Trêve de Dieu a rendu la guerre divisible dans le temps.
L'effet de la Trêve de Dieu Eternelle de Maximilien : guerres des grandes puissances.
Terreur de la guerre moderne.
Causes des guerres modernes aussi ridicules que les causes des guerres médiévales.
La grande puissance ne produit pas la sagesse.
Le Duc de Sully et Saint Augustin sur la misère de la grandeur et la splendeur des petits états.


Écrit en 1946
Première publication en 1955




Désunion Maintenant par Léopold Kohr

Ce qu'il y a de malencontreux dans les conclusions de l'analyse précédente c'est qu'elles sont contraires à tout ce pour quoi le vingtième siècle semble se battre. Tout ce que nos hommes d'état semblent avoir à l'esprit pour affronter la menace d'une guerre atomique est l'unification de l'humanité. Mais où cela conduit il ? Exactement là où cela a conduit. L'unification signifie la substitution de moins d'unités à beaucoup ou, en termes politiques, de peu de grandes puissances à beaucoup de petites, avec le résultat qu'actuellement non seulement le nombre des petits états mais même celui des grandes puissances elles mêmes a commencé à se réduire. Avant la Seconde Guerre Mondiale il y avait encore les Huit Grands. Après la guerre, il y avait les Cinq Grands, puis les Quatre Grands, et maintenant les Trois Grands. Bientôt il y aura les Deux Grands, et finalement Le Grand -- l'État Mondial unique.

Cependant, comme nous l'avons vu en considérant la physique de la taille sociale, et comme nous pouvons le voir en regardant simplement par nos fenêtres le paysage politique de notre temps, le processus d'unification, loin de réduire les dangers de la guerre semble être l'élément même qui les augmente. Car, plus grande une puissance devient, plus elle est en position d'accroître sa force jusqu'au point où elle devient spontanément explosive. Mais non seulement l'unification engendre des guerres en créant des potentiels de guerre ; elle a besoin de la guerre dans le processus même de son instauration. Aucun complexe de grande puissance dans l'histoire n'a jamais été créé pacifiquement (sauf, peut être, l'Empire Austro-Hongrois qui s'est formé par mariage). Et plus grande a été l'unité qui a émergé, plus nombreuses et terribles ont été les guerres nécessaires pour la créer. Grande Bretagne, France, Italie, Allemagne -- elles ont toutes été le résultat d'une série de guerres entre les membres mêmes qui les ont composées comme leurs parties conquises, non volontaires. La Société des Nations fut le produit de la Première Guerre Mondiale, et les Nations Unies de la Seconde Guerre Mondiale. Aucune de ces gigantesques organisations glorifiées n'a jamais valu ce qu'elle a coûté, et on frissonne en pensant au coût d'un ultime État Mondial unique.

Mais même si un unique État Mondial des Nations Unies voyait le jour, il ne résoudrait rien. Il serait toujours composé du nombre réduit d'organismes étatiques se cristallisant autour des dernières grandes puissances. Pas un seul avocat de l'unité mondiale en position d'autorité politique n'a encore visualisé une organisation du monde où les États Unis, la Grande Bretagne, la France, ou la Russie se dissoudraient au point qu'elles perdraient leur identité. Par conséquent, quelle que soit la forme que prendraient les Nations Unies, il y aura toujours les grandes puissances et il n'y a aucune raison de croire qu'elles se comporteraient différemment unies qu'elles ne le font désunies. Comme les campagnes de Corée ou d'Égypte l'ont montré, elles mènent des guerres les unes contre les autres sans plus d'inhibitions en tant que membres d'une organisation mondiale qu'elles le faisaient comme non-membres, et toujours pour la même raison : quand un volume critique de puissance est atteint, il y a agression, et tant qu'il y a la puissance critique, il y aura l'agression. Comme le Professeur Henry C. Simons l'a écrit avec une singulière clarté :

'La guerre est un processus de collectivisation, et le collectivisme à grande échelle est de façon inhérente belliqueux. S'ils ne sont pas militaristes par tradition nationale, les états hautement centralisés doivent le devenir par la nécessité même de maintenir chez eux une concentration de puissance démesurée, "anormale", par la menace ressentie par les autres nations de leur mobilisation gouvernementale, et par la transformation presque inévitable de leurs relations commerciales en guerre économique organisée entre les grands blocs économico-politiques. Il ne peut y avoir de véritable paix ou d'ordre mondial solide dans un monde de quelques grandes puissances centralisées.'1

Ayant vu où les unificateurs nous ont menés -- nulle part -- appliquons maintenant la philosopie de la théorie de la taille et voyons quelle solution la direction opposée pourrait nous présenter. Au lieu de l'union choisissons la désunion maintenant. Au lieu de fusionner les petits, démembrons les gros. Au lieu de créer des états moins nombreux et plus grands, créons en plus et de plus petits. Car de tout ce que nous avons vu jusqu'ici, cela semble la seule voie par laquelle on puisse faire reculer la puissance à des dimensions où elle ne puisse pas faire de mal spectaculaire, au moins dans ses effets externes.

l. Nouvelle Carte Polititique de l'Europe

Divisons donc les gros et envisageons les conséquences éventuelles ! À titre d'illustration simplifiée, le principe de division ne sera appliqué dans la suite qu'à l'Europe et, pour le rendre encore plus simple, à l'Europe sans la Russie. Comme les principales complexités de notre temps y ont leur origine historique, une étude du continent Européen fournit la même diversité d'aspects et d'arguments qu'une discussion du globe entier.

Voici, donc, ce que serait la nouvelle carte politique de l'Europe. Avec l'élimination des grandes puissances de France, Grande Bretagne, Italie et Allemagne, nous trouvons maintenant à leur place une multitude de petits états comme la Bourgogne, la Picardie, la Normandie, la Navarre, l'Alsace, la Lorraine, la Sarre, la Savoie, la Lombardie, Naples, Venise, un État Papal, la Bavière, Bade, la Hesse, Hanovre, Brunswick, le Pays de Galles, l'Écosse, la Cornouailles, et ainsi de suite.

Une division des seules grandes puissances, toutefois, ne suffirait pas. La France l'Italie, l'Allemagne et la Grande Bretagne étant dissoutes, les actuelles puissances moyennes telles que l'Espagne, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Pologne surgiraient comme d'une grandeur disproportionnée dans la nouvelle configuration des nations. Cela veut dire que, si on les laisse intactes, elles ne seraient plus des puissances moyennes mais des grandes puissances. Leur masse sous-critique serait devenue critique et rien n'aurait été gagné en divisant les autres. Donc celles ci aussi doivent être divisées, et comme résultat une nouvelle récolte de petits états apparaît sur notre nouvelle carte comme l'Aragon, Valencia, la Catalogne, la Castille, la Galice, Varsovie, la Bohême, la Moravie, la Slovaquie, la Ruthénie, la Slavonie, la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Macédoine, la Transylvanie, la Moldavie, la Valachie, la Bessarabie, et ainsi de suite.

De cette longue liste, un fait émerge déjà maintenant. Il n'y a rien d'artificiel dans cette nouvelle carte. C'est, en fait, le paysage naturel et originel de l'Europe. Pas un seul nom n'a dû être inventé. Ils sont tous encore là et, comme les nombreux mouvements autonomistes des Macédoniens, Siciliens, Basques, Catalans, Écossais, Bavarois, Gallois, Slovaques, ou Normands le montrent, toujours bien vivants. Ce sont les grandes puissances qui sont des structures artificielles et qui, parce qu'elles sont artificielles, ont besoin de tant d'efforts dévorants pour se maintenir. Comme elles ne sont pas venues à l'existence par un développement naturel mais par conquête, elles ne peuvent se maintenir que par conquête -- la constante reconquête de leurs propres citoyens par un flot de propagande patriotique qui commence au berceau et ne finit qu'à la tombe.

Mais rien de ce qui nécessite un effort aussi colossal pour survivre n'est naturel. Si un habitant celtophone de Bretagne savait par instinct ou tradition qu'il est de la même nationalité Française qu'un Alsacien germanophone, un Bourguignon francophone ou un habitant parlant Catalan du sud de la France, il ne serait pas nécessaire de le lui répéter toute sa vie. Même ainsi, les différents groupes composant les grandes puissances saisissent chaque occasion de se libérer de la propagande de la gloire de la grandeur, essayant au contraire de se retirer, chaque fois qu'ils le peuvent, dans les étroites limites de leurs vallées et provinces, seuls endroits où ils se sentent chez eux. Ni des centaines d'années de vie en commun ni la propagande sur la grande puissances n'ont pu effacer les sentiments d'autonomie, ni accomplir ce que chaque petit état obtient sans effort -- loyauté naturelle et nationalité signifiante.

Donc, la division des grandes puissances, quoique cela puisse signifier, ne constituerait pas un retour à un état artificiel, mais à son état naturel. Mais ceci ne touche pas notre problème principal. La principale question reste : une telle Europe serait elle plus paisible ?

2. L'Élimination des Causes de Guerre

Oui, évidemment ! C'est le second point qui émerge de la simple énumération des noms des petits états. Pratiquement toutes les guerres ont été menées pour l'unification, et l'unification a toujours été présentée comme la pacification. Donc, paradoxalement, presque toutes les guerres ont été, et en fait sont encore, menées pour l'unité et la paix, ce qui veut dire que, si nous n'étions pas des unionistes et des pacifistes si déterminés, nous pourrions avoir considérablement moins de guerres. La guerre la plus terrible des États Unis, la Guerre de Sécession, a été menée pour la préservation de l'unité. En Europe, l'unification signifiait habituellement qu'un état plus grand voulait unifier un plus petit avec son territoire. Ce processus a commencé à rayonner en même temps à partir de différents centres avec le résultat que les petits états furent graduellement absorbés par les états centraux qui s'élargissaient jusqu'à ce que les grandes puissances qui émergeaient maintenant atteignent des frontières communes. Toute chance d'une nouvelle extension disparue, elles continuèrent à se disputer les dernières acquisitions des unes et des autres, leurs territoires frontaliers.

Mais quels sont les noms de ces territoires frontaliers qui étaient originellement de petits états souverains, et sont devenus les causes de disputes majeures non de par eux mêmes mais en raison de leur absorption par des grandes puissances ? Ce sont les mêmes noms que nous avons rencontrés dans notre nouvelle carte -- Alsace, Lorraine, Sarre, Schlesvig, Holstein, Macédoine, Transylvanie, Trieste, Slovaquie, Savoie, Corse, Sud Tyrol, et une foule d'autres. Ce sont les états mêmes pour la possession desquels la grande majorité des guerres Européennes ont été menées. Dès qu'ils ont perdu leur indépendance ils sont devenus synonymes non de progrès mais de conflit. En conséquence, ils n'ont jamais été entièrement absorbés par les puissances qui les dominent maintenant, et ils resteront donc à jamais des zones d'irritation dans la chair de tout autre qu'eux mêmes.

Le ré-établissement de la souveraineté des petits états ne satisferait pas seulement le désir jamais éteint de ces petits états de voir restaurée leur autonomie ; il désintègrerait comme par magie la cause de la plupart des guerres. Il n'y aurait plus jamais de question de savoir si l'Alsace doit être unie avec la France ou l'Allemagne. Ni la France ni l'Allemagne ne restant pour la réclamer, elle serait Alsacienne. Elle serait flanquée par l'état de Bade et la Bourgogne, eux mêmes alors des petits états n'ayant aucune chance de lui disputer son existence. Il n'y aurait plus de question de savoir si la Macédoine devrait être Yougoslave, Bulgare, ou Grecque -- elle serait Macédonienne ; si la Transylvanie serait Hongroise ou Roumaine -- elle serait Transylvanienne ; ou si l'Irlande du Nord devrait faire partie de l'Eire ou de la Grande Bretagne ; elle ne serait partie de personne. Elle serait Nord Irlandaise. Tous les états étant petits, ils cesseraient de n'être que des régions frontalières de voisins ambitieux. Chacun serait trop gros pour être dévoré par l'autre. Tout le système fonctionnerait donc comme un stabilisateur automatique.

En plus du problème des zones frontières contestées, une Europe de petits états dissoudrait automatiquement une deuxième source de constant conflit -- le problème des minorités. Puisque d'un point de vue politique il n'y a pas de limite à la petitesse que peut avoir un état souverain, chaque minorité, aussi petite soit elle et quelque base qu'elle souhaite pour être séparée, pourrait être le maître souverain de sa propre maison, parler sa propre langue quand et où il lui plait, et être heureuse à sa propre guise. La Suisse, si sage dans la science et la pratique du gouvernement, a montré comment elle a résolu le problème des minorités en créant des états de minorités et non des droits de minorités. En dépit du fait que ses cantons sont déjà tout à fait minuscules, trois d'entre eux furent subdivisés en moitiés souveraines complètement indépendantes l'une de l'autre quand des différences internes se développèrent qui auraient créé des problèmes de minorités et nécessité un plus haut degré de soumission mutuelle qu'il n'aurait pu être concilié avec les idéaux de la liberté démocratique. Donc, le minuscule Unterwalden fut subdivisé en Obwalden et Nidwalden dès le treizième siècle, chacun suivant un chemin indépendant dans la politique Suisse depuis lors. En 1597, sous l'impact de la Réforme, le canton d'Appenzell, plutôt que de forcer ses groupes hostiles à une unité dont ils ne voulaient plus, se divisa entre le Inner Rhoden Catholique et en majorité pastoral et le Ausser Rhoden Protestant et surtout industriel. De nouveau en 1833, le canton de Bâle se subdivisa entre les nouveaux demi-cantons indépendants de Basel-Stadt et Basel-Landschaft, après que les districts ruraux se soient révoltés contre les règles antidémocratiques des guildes du commerce urbaines. La division, non l'union, fut le moyen par lequel les Suisses préservèrent l'unité et la paix, résolvant du même coup, comme une des rares nations à l'accomplir, leurs problèmes de minorité.

Finalement, un troisième des problèmes les plus ennuyeux au monde se désintègrerait de lui même. Une Europe de petits états signifierait la fin des proportions dévastatrices et pathologiques de l'hostilité nationale qui ne peut prospérer que dans la mentalité de puissance collectivisée des grands états-nations. Allemands, Français, et Italiens, rongés par l'influence pernicieuse de leur histoire sanglante, se haïront toujours. Mais aucun Bavarois n'a jamais haï un Basque, aucun Bourguignon un Brunswickois, aucun Sicilien un Hessois, aucun Écossais un Catalan. Aucun affront ne gâte l'histoire de leurs vagues et distantes relations. Il y aurait toujours des rivalités et jalousies, mais aucune des haines dévorantes si caractéristiques des grands perpétuellement sans humour et mentalement sous-développés.

3. Innocuïté des Guerres de Petits États

Ici, les objections deviennent audibles. N'est il pas ridicule de maintenir qu'un monde de petits états éliminerait les guerres ? Qu'en est il du sombre Moyen Âge où prévalaient à la fois les petits états et des guerres ininterrompues ?

Absolument. Mais le but de cette analyse n'est pas de fournir un autre de ces fantastiques plans de paix éternelle si particuliers à notre époque. Il est de trouver une solution à nos pires maux sociaux, pas une façon de les éliminer. Le problème de la guerre dans les temps modernes n'est pas qu'elle arrive, mais son échelle, son ampleur dévastatrice. Les guerres en tant que telles seront, bien sûr, toujours menées -- dans un monde de grandes puissances comme dans un monde de petits états. Un monde de petits états dissout les plus délicates mais non toutes les causes des guerres. Il n'éradique pas l'agressivité ni aucun des autres maux congénitaux de la nature humaine. Pas plus qu'il n'élimine la possibilité que même de petits organismes sociaux puissent occasionnellement développer en laboratoire une quantité de puissance critique conduisant à leur échappement. Mais ce qu'il peut faire est de les mettre sous contrôle, réduire leur efficacité, les priver de leur mordant, et les rendre supportables.

Du point de vue de la guerre, c'est tout ce qu'il y a en termes de vertu dans un monde de petits états. Il réduit les problèmes qui dépassent les grands à des proportions à l'intérieur desquelles ils peuvent être maîtrisés même par les petits. Comme chaque problème adopte les proportions du corps dans lequel il s'inscrit, les fières et grandes puissances sont terrorisées par les dangers que les petits états prennent en charge sans peur et sans se démonter. C'est pour cette raison qu'un monde de grandes puissances s'accroche si pathétiquement à l'illusion désespérée de l'homme bon avec tous ses meilleurs côtés, et se bat si pitoyablement pour la paix éternelle. Car chaque cruauté mineure et chacune des moindres perturbation périphériques lui fait une peur bleue et ébranle ses fondations mêmes. Un monde de petits états n'est pas troublé par tout ceci. Ses guerres ont peu de conséquences, et sont aussi petites que les états entre lesquels elles sont menées. Ses haines se réduisent à des rivalités, et il ne souffre jamais du double désespoir du monde des grandes puissances qui est constamment à chercher à atteindre l'inatteignable, puis invariablement succombe à l'inévitable.

Il est donc tout à fait vrai qu'un monde de petits états pourrait ne pas être du tout paisible, mais être constamment bouillonnant de guerres telles que celles qui caractérisaient le Moyen Âge. Mais à quoi ressemblaient donc ces fameuses guerres médiévales ? Le Duc de Tyrol aurait déclaré la guerre au Margrave de Bavière parce que le cheval de quelqu'un avait été volé. La guerre dura deux semaines. Il y eut un mort et six blessés. Un village fut pris, et tout le vin qui était dans la cave de l'auberge bu. On fit la paix, et la somme de cent thalers fut payée en réparations. L'Archevêché de Salzburg et la Principauté de Liechtenstein tout proches entendirent parler de l'événement quelques semaines plus tard et le reste de l'Europe n'en entendit jamais parler. Au Moyen Âge, il y avait la guerre dans un coin ou l'autre de l'Europe presque chaque jour. Mais c'étaient de petites guerres avec de petits effets parce que les puissances qui les menaient étaient petites et leurs ressources réduites. Comme chaque champ de bataille pouvait être embrassé du regard depuis une colline, il arrivait que les généraux qui s'opposaient terminent une bataille avant la première victime, et sans jamais donner le signal d'attaque, comme quand ils se rendaient compte que l'ennemi s'était montré désespérément plus malin qu'eux. D'où le terme de guerre de manoeuvres qui, bien que sans effusion de sang, étaient des guerres aussi réelles qu'aucune autre. Quel contraste avec les conflits modernes à grande échelle qui sont à ce point au delà de la vision des plus grands généraux eux mêmes que, comme des colosses aveugles, ils n'ont pas d'alternative, s'ils veulent découvrir le gagnant potentiel, à se battre jusqu'à leur dernier souffle.

Le point remarquable dans les conditions d'autrefois était que la guerre comme la paix était divisible. Entendre ceci loué comme un avantage choquera sans aucun doute les théoriciens de notre époque unitariste. Pourtant c'était un avantage. Le monde de petits états avec sa parcellisation incroyable de territoires souverains permettait aux conflits de rester localisés et, chaque fois que la guerre éclatait, évitait qu'elle se répande à travers tout le continent. Les nombreuses frontières agissaient constamment comme des isolateurs contre l'expansion d'un conflit de même que la parcellisation d'une pile atomique en une composition de petites briques agit comme une barrière, non à l'occurrence d'une explosion atomique qui, dans des limites aussi étroites, est bénigne et contrôlable, mais à la réaction en chaîne dévastatrice et incontrôlable qui se produirait si les souverainetés des briques étaient unifiées dans un cadre unique comme dans la bombe atomique.

Le résultat paradoxal de l'occurrence constante de la guerre pendant le Moyen Âge était la prévalence simultanée de la paix. Nous n'arrivons pas à réaliser ceci parce que l'histoire enregistre surtout les perturbations de la paix plutôt que l'existence de la paix. En conséquence nous voyons les guerres médiévales comme nous voyons la Voie Lactée, qui paraît si dense d'étoiles seulement parce que nous voyons cette galaxie en forme de disque horizontalement depuis ses régions extérieures. Donc, nous savons tout d'une guerre entre la Bavière et le Tyrol une année particulière tout en ignorant le fait qu'au même moment il y avait la paix en Bohème, en Hongrie, en Carinthie, à Salzburg, en Flandres, en Bourgogne, à Parme, à Venise, au Danemark, en Galice, et je ne sais où. L'image guerrière du Moyen Âge est donc une image de nombreuses vaguelettes bouillonnantes baignant l'une ou l'autre région, mais n'unifiant jamais ses particules dans les proportions d'un raz de marée déferlant sur tout le continent. Et ce qui frappe l'observateur attentif sont moins les guerres que les fréquentes conditions de paix. Comme bien des voyageurs nostalgiques le découvrent en parcourant l'Europe, le Moyen Âge a construit bien plus qu'il n'a détruit -- ce qui aurait difficilement été possible si notre image guerrière de cette époque était correcte. Comme en beaucoup d'autres domaines, l'âge sombre des temps médiévaux était, même dans ses aspects guerriers, plus avancé que notre époque moderne avec tous ses désirs de paix et ses détracteurs suffisants de l'arriération médiévale.

4. La Trêve de Dieu

Le Moyen Âge a profité de tant de périodes de paix non seulement en rendant la paix et la guerre divisibles dans l'espace en conséquence du système saturé de frontières des petits états. Avec une véritable touche de génie, il l'a rendu aussi divisible dans le temps. Ses chefs n'ont jamais cru au non-sens inatteignable d'une paix éternelle, et n'ont donc jamais perdu leur énergie à tenter de l'établir. Connaissant la substance dont l'homme est fait, ils ont sagement basé leurs systèmes sur ses défauts, non ses prétentions. Incapables d'éviter la guerre, ils ont fait la bonne action suivante. Ils ont tenté de la contrôler. Et en cela ils réussirent manifestement à travers une institution qu'ils nommèrent Treuga Dei, la Trêve de Dieu.2

Cette trêve était basée sur le concept que la guerre, de même qu'elle était divisible régionalement, était divisible aussi en actions et périodes séparées. Selon ses dispositions originales, toute action de guerre devait être interrompue le samedi midi et ne pouvait reprendre que le lundi matin de façon à assurer l'adoration paisible du seigneur le Dimanche. Par la suite, la période de trêve fut étendue pour comprendre le jeudi, en l'honneur de l'ascension du Christ, le vendredi en déférente commémoration de la crucifixion, et tout le samedi en mémoire de Sa mise au tombeau. En plus de ces limitations temporelles, un certain nombre d'endroits furent déclarés immunisés contre les actions de guerre. Ainsi, même au milieu de la guerre, ni les églises ou enclos paroissiaux, ni les champs à l'époque de la récolte ne pouvaient être la scène de bataille. Finalement, des groupes entiers de personnes tels que les femmes, les enfants, les vieux, ou les fermiers travaillant dans les champs furent placés sous protection spéciale et devaient être laissés en paix. Les infractions à la Trêve de Dieu étaient punies par l'Église comme par l'État, et les violations particulièrement sévères par de longues années d'exil à Jérusalem.

Tout ceci était très éprouvant pour les malheureux guerriers qui trouvaient leurs chances de se battre réduites à trois jours par semaine et si atomisées que, parfois, ils devaient interrompre les batailles quasiment avant d'avoir tiré leurs premières flèches. Dans d'autres cas, l'interruption prolongée de fin de semaine avait un effet si dissipatif qu'ils n'arrivaient pas à reprendre du tout les hostilités. Mais la caractéristique principale de cette institution singulière était toujours en évidence : en dépit des nombreuses périodes de paix obligatoires, il y avait un saupoudrage de jours où la guerre était légitime. On avait pris soin que la soupape de sûreté par laquelle l'agressivité pouvait s'échapper en petits jets contrôlables ne soit jamais bouchée. C'est à dire, jamais jusqu'à ce que l'Empereur Maximilien 1er du Saint Empire Romain ne fasse un pas fatidique.

Maximilien, qui régna de 1493 à 1519 quand le Moyen Âge laissa la place aux temps modernes de l'histoire, était un grand idéaliste, et est souvent nommé le Dernier Chevalier. Il serait préférable de l'appeler le Premier Moderniste. Car, comme il est typique des théoristes modernes, il ressentait que de grands idéaux et de grands concepts pouvaient être établis par des hommes imparfaits dans ce monde imparfait, dans une complétude sans complaisance. Donc estima-t-il, si la paix pouvait être préservée sur les terres de l'église et les terrains agricoles, pourquoi pas partout ? Si elle pouvait être respectée envers les vieux, les femmes et les enfants, pourquoi pas envers tous les hommes ? Et si on pouvait la maintenir du jeudi au lundi, pourquoi pas tous les jours de toutes les semaines de tous les ans ? Pourquoi ne pas rendre la paix indivisible ?

C'est ce qu'il essaya. Il promulga la Trêve de Dieu Éternelle. Comme les hommes d'état de notre époque -- qui se réjouissent de la même manière dans les totalités comme les triomphes totaux, les capitulations totales, la paix totale -- le feraient des siècles plus tard, Maximilien proscrit la guerre pour tous les temps à venir. Et quel fut le résultat ? Après la promulgation de la Trêve de Dieu Éternelle, les guerres furent menées non seulement les lundis, mardis et mercredis, mais aussi les jeudis, vendredis, samedis, et dimanches ; non seulement sur les champs de bataille autorisés, mais dans les champs de blé et les cimetières ; et non seulement contre les soldats, mais contre les femmes, les enfants et les vieux aussi. Quelque chose était certes devenu total -- mais pas la paix.

En regardant le monde de petits états du Moyen Âge, nous trouvons donc qu'il n'assurait certes pas une perfection céleste. Au contraire, il était plein de défauts et de faiblesses, et plein des défis de la vie en général. Mais -- et ceci était sa grande vertu -- ils ne le terrorisaient jamais car, à petite échelle, même les problèmes les plus difficiles diminuent à des proportions insignifiantes. C'est ce que Saint Augustin avait à l'esprit quand, considérant la misère incommode de l'énormité, il demandait dans la Cité de Dieu (Livre III, Chapitre X) :

'un empire ne saurait-il être grand sans être agité ? ne voyons-nous pas dans le corps humain quíil vaut mieux níavoir quíune stature médiocre avec la santé que díatteindre à la taille díun géant avec des souffrances continuelles qui ne laissent plus un instant de repos et sont díautant plus fortes quíon a des membres plus grands ?'

ou quand il cite Salluste qui faisait l'éloge du monde sans puissance qui semble avoir existé à l'aube de l'histoire :

'Au commencement, les rois avaient des inclinations différentes : les uns síadonnaient aux exercices de líesprit, les autres à ceux du corps. Alors la vie des hommes síécoulait sans ambition ; chacun était content du sien.'

Comme les rois au commencement, le Moyen Âge 'réactionnaire' était caractérisé par le fait que, en dépit de ses faiblesses et de ses conflits, il était 'sans ambition', et que chaque problème pouvait être contenu dans les étroites limites 'du sien'.

5. La Malédiction de l'Unification

Tournons maintenant le dos au Moyen Âge, et voyons ce qui arriva quand le monde de petits états avec ses parties éternellement querelleuses et ses guerres d'opérette laissa la place à notre système moderne de grande puissance. La raison et l'excuse pour lesquelles il s'est présenté aux historiens était la pacification de régions étendues auparavant déchirées par les guerres tribales. En cela il a sans conteste réussi et, comme la plupart d'entre nous grommelle avec délice chaque fois que nous entendons le mot paix, il est applaudi pour ce succès jusqu'à ce jour. Mais le résultat de cette pacification régionale était il la paix ? Pas vraiment. Car à peine les nouveaux états nations s'étaient ils solidement établis et avaient ils pacifié leurs nouvelles possessions en unités fiables et bien coordonnées, que leur agressivité naturelle commença à s'affirmer exactement de la même manière que dans le cas de leurs plus petits prédécesseurs qu'il avaient effacés à cause de leur caractère querelleur qui perturbait la paix. Une fois que leurs acquisitions furent proprement digérées, ils regardèrent de nouveau au delà de leurs frontières des débouchés à leurs énergies -- et un nouveau cycle de guerres commença, guerres, néanmoins, qui étaient qualitativement différentes des anciennes.

Ces guerres qui, de la promulgation de la Trêve de Dieu Éternelle à nos jours, caractérisent l'évolution des temps modernes, avaient un élément en leur faveur. Elles se produisaient à de plus longs intervalles que les guerres médiévales. C'est pourquoi nous nous imaginons souvent que la pacification de vastes régions et leur organisation en grandes puissances fut finalement bénéfique à l'humanité. Même si les guerres n'étaient pas complètement éliminées, leur nombre était très réduit. Mais ce n'est pas la quantité qui compte. C'est la qualité. Étant menées par de grandes puissances, ces guerres n'étaient plus de petits conflits avec leur récolte inévitable d'une poignée de victimes, et leur tendance à revenir avec la régularité des saisons. C'étaient maintenant des périodes prolongées de paix, sans aucune victimes. Mais quand les guerres finissaient par éclater, elles aspiraient dans leur leur maelstrom à chaque fois une grande partie du monde. Ce qui avait pu être sauvé pendnat les périodes de paix prolongées, était maintenant détruit avec un multiplicateur terrifiant. Un seul mois d'une guerre moderne d'une grande puissance coûte plus en vies et en richesses que la totalité des victimes et des destructions de plusieurs siècles de guerres médiévales à la fois.

Les grandes puissances, au lieu de pacifier le monde, n'ont fait qu'éliminer les guerres d'opérettes de l'âge sombre, nous donnant la vraie version en échange. Sinon, leur instauration n'a rien changé. Les causes des guerres sont toujours aussi ridicules qu'elles l'ont toujours été parce que les grandes puissances, alors qu'elles sont devenues plus grasses que leurs prédécesseurs, ne sont pas devenues plus sages. Auparavant, quand une rixe éclatait entre deux douaniers sur le pont qui traverse le Rhin entre Strasbourg et Kehl, et que chacun clamait que l'uniforme de son pays avait été couvert de honte et devait être vengé, le pire qui pouvait arriver était une guerre entre l'état de Bade et l'Alsace. Les états à cinquante kilomètres en arrière de chaque côté restaient en paix. N'étant pas unis avec les belligérants, ils auraient considéré ridicule de s'offenser d'une insulte dirigée vers des voisins avec lesquels ils n'avaient, politiquement, rien en commun. Le même incident arrivant de nos jours produirait toujours une guerre, et même plus probablement car les gros sont plus susceptibles que les petits. Mais cette guerre ne s'arrêterait pas aux frontières de l'Alsace et du pays de Bade, qui ne sont plus les états qui bordent le Rhin. De nos jours, ces états sont la France et l'Allemagne, deux grandes puissances. Ce qui signifie que dans une rixe entre deux douaniers sur un pont lointain sur le Rhin, seraient impliqués le peuple de Normandie qui vit le long de l'Atlantique, le peuple de Corse qui vit sur une île de Méditerranée, le peuple de Mecklembourg qui vit sur les rives de la Baltique, et le peuple de Bavière qui vit dans les Alpes. Et parce que les grandes puissances ont moins confiance que les petits états dans leur capacité à gérer leurs conflits toutes seules et sont donc, dans leurs crainte perpétuelle, perpétuellement alliées à d'autres puissances, grandes et petites, un échange de gifles entre deux douaniers à Strasbourg sera presque immédiatement suivi d'un échange similaire entre d'autres officiels à Vladivostok ou Yokohama. Les frontières isolantes des petits états ayant été supprimées dans l'intérêt de l'unité, chaque cause de dispute mineure pourrait bien créer une réaction en chaîne de proportions mondiales. La guerre est devenue indivisible.

Donc, le fait que les guerres modernes sont moins nombreuses ne peut guère être considéré comme une contribution louable à la paix si nous prenons en compte la misère qu'elles répandent d'un bout à l'autre du monde. Aucun monde de petits états n'aurait jamais pu produire des effets similaires, comme le montre l'histoire du Moyen Âge, ou même l'histoire contemporaine de la seule zone de grande taille où un arrangement de petits états existe toujours -- l'Amérique du Sud. Il y a toujours des guerres et des révolutions sur ce continent, des guerres que personne ne remarque, qui vont et viennent comme les averses printanières, qui sont réglées sans l'appareil coûteux de Nations Unies ou d'un super-gouvernement continental, et qui peuvent être évacuées du calendrier des événements par un éditorial. Le fait même qu'elles inspirent les composeurs d'opérettes plutôt que des penseurs politiques profonds qui s'indigneraient d'être dérangés par de telles bagatelles, montre leur nature inoffensive. Mais on se demande si un peuple ne préfèrerait pas être la victime d'une ridicule guerre d'opérette qui fasse sensation à Hollywood plutôt que participer à une pompeuse guerre moderne de grandes puissances qui fasse sensation dans nos livres d'histoire.

Les grandes puissances, qui se posent en guise de pacificateurs, n'ont donc donné au monde que des souffrances. Elles ne représentent aucun progrès. Au lieu de résoudre les problèmes des petits états, elles les ont amplifiés à des proportions si insupportables que seule la puissance divine, et définitivement plus la capacité des mortels, peut y faire face. C'est pourquoi Aristote avertissait déjà que 'à la taille des états il y a une limite, comme il y en a aux autres choses, plantes, animaux, outils', et que

'. . . une grande cité ne doit pas être confondue avec une cité populeuse. De plus, l'expérience montre qu'une cité très populeuse peut rarement, ou jamais, être bien gouvernée ; car toutes les cités qui ont une réputation d'être bien gouvernées ont une limite à leur population. Nous pouvons débattre sur les bases de la raison, et s'ensuivra le même résultat. Car la loi est l'ordre, et une bonne loi est un bon ordre ; mais une très grande multitude ne peut pas être ordonnée : introduire l'ordre dans l'illimité est le travail d'une puissance divine -- d'une puissance telle qu'elle maintient l'univers.'3

Une conclusion similaire a été tirée par le Duc de Sully, le Premier Ministre de Henri IV de France, qui écrivit dans ses Mémoires que 'Il peut être généralement observé que plus est grande l'étendue des royaumes, plus ils sont sujets à de grandes révolutions et infortunes.'4 En application logique de ses convictions il élabora avec son roi ce qui est connu depuis comme le Grand Dessein. Ce plan était censé 'diviser l'Europe également entre un certain nombre de puissances, d'une telle manière qu'aucune d'entre elle ne pourrait avoir cause soit d'envie soit de crainte des possessions ou de la puissance des autres'.5 Il devait y avoir quinze états de taille égale -- six monarchies héréditaires : France Espagne, Angleterre ou Grande Bretagne, Danemark, Suède, et Lombardie ; cinq monarchies électives : Saint Empire Romain, Papauté ou Pontificat, Pologne, Hongrie, et Bohême ; et quatre républiques : Venise, Italie, Suisse, et Belgique. La principale victime de cette réorganisation de l'Europe devait être l'empire familial surpuissant des Habsbourg.

Personne, néanmoins, n'a exposé les défauts et la misère d'une taille sociale excessive, et fustigé ses adorateurs, en termes plus cinglants que Saint Augustin. Préconisant dans un fameux passage (La Cité de Dieu, Livre III, Chapitre XV) qu'il y ait dans le monde autant de royaumes qu'il y a de familles dans une cité, il s'en prend violemment aux glorificateurs de ce qui est grand par ces mots (Livre IV, Chapitre III):

'Voyons donc maintenant sur quel fondement les païens osent attribuer líétendue et la durée de líempire romain à ces dieux quíils prétendent avoir pieusement honorés;... Mais avant díaller plus loin, je voudrais bien savoir síils ont le droit de se glorifier de la grandeur et de líétendue de leur empire, avant díavoir prouvé que ceux qui líont possédé ont été véritablement heureux. Nous les voyons en effet toujours tourmentés de guerres civiles ou étrangères, toujours parmi le sang et le carnage, toujours en proie aux noires pensées de la crainte ou aux sanglantes cupidités de líambition, de sorte que síils ont eu quelque joie, on peut la comparer au verre, dont tout líéclat ne sert quíà faire plus appréhender sa fragilité.'

Quelle raison vraiment montrera un homme qui glorifiera les grandes puissances dont la seule vertu est qu'elles sont grandes ? Et ceci, comme le monde l'a douloureusement découvert, n'est pas une vertu. Cela ne produit ni force ni courage. Étant toujours en danger de ses briser, la politique des grands est considérablement moins audacieuse et stimulante que celle des petits états. Dans la lutte contre Hitler avant la Seconde Guerre Mondiale, seuls des petits états comme les Pays Bas, l'Autriche, ou la Suisse osèrent défier le puissant homme. Ils affirmèrent leur indépendance par vertu de leur existence, non par les gracieuses offres de garanties du dictateur, qu'ils repoussèrent fièrement. De l'autre côté, les grandes puissances, par peur abjecte bien que justifiée que la moindre perturbation développe des fissures dans leurs énormes coques immobiles, trahirent tous leurs principes par simple opportunisme sans principes, acceptant, comme dans le cas de la France, avec reconnaissance l'indignité d'être garantie par un étranger.

Si seulement les grandes puissances avaient produit un leadership supérieur dans le processus de leur croissance de façon à ce qu'il puisse correspondre avec la magnitude des problèmes qu'elles produisaient ! Mais ici, aussi, elles ont échoué car, comme Gulliver l'observait, 'La Raison ne s'étendait pas avec la Taille du Corps.'6 La sagesse politique, comme beaucoup d'autres vertus, semble ne bien pousser que sur la petitesse, comme nous le verrons plus loin. Les petits états produisent une plus grande sagesse dans leurs politiques parce qu'ils sont faibles. Leurs dirigeant ne peuvent pas se permettre d'être stupides, même à court terme. Ce n'est pas par accident que les pays les plus avancés politiquement et socialement dans le monde d'aujourd'hui sont des états tels que la Suisse (4 millions d'habitants), le Danemark (4 millions), la Suède (7 millions), la Norvège (3 millions), l'Islande (moins de 160 mille). Les grandes puissances, de l'autre côté, peuvent se permettre d'être durablement stupides. Mais qui parmi mous, s'il sent qu'il peut se permettre la stupidité, qu'on peut trouver si facilement, choisira la peine et la douleur d'être sage ?

Pour tout ceci les grandes puissances, qui ont grandi en détruisant les petits, ne nous donnant rien en retour si ce n'est des problèmes qu'elles mêmes ne peuvent plus maîtriser malgré l'immensité de leur force, doivent finalement être elles mêmes détruites si nous voulons aboutir quelque part. Ce sont elles les principaux perturbateurs de la paix dans le monde, pas les petits qu'elles sont toujours si promptes à blâmer. ce que soutenait Saint Augustin semble, donc, toujours aussi sensé aujourd'hui qu'il lui apparaissait quand il examinait l'immensité insensée de la Rome Antique : que 'le monde serait le plus heureusement gouverné s'il consistait non en quelques agrégations acquises par des guerres de conquête, avec leur accompagnement de despotisme et de règle tyrannique, mais en une société de petits Etats vivant ensemble en amitié, sans transgresser les limites des autres, indemnes de jalousies'.7


Notes


1 Henry C. Simons, Economic Policy for a Free Society. The University of Chicago Press, Chicago, 1948, p. 21.

2 Le premier témoignage documenté de la Trêve de Dieu remonte à 1041, quand plusieurs évêques Français en communiquèrent une esquisse au clergé Italien pour acceptation. En 1042, le Duc Guillaume la promulga en Normandie. En 1095, le Pape Urbain II la confirma comme institution générale au concile de Clermont. En 1234 ses règles furent codifiées par le Pape Grégoire IX, et incorporées dans le Corpus juris canonici.

3 W. D. Ross, The Student's Oxford Aristotle. London, New York, Toronto: Oxford University Press, 1942, vol. 6, 1326 a.

4 Duke of Sully, Memoirs. London: Henry G. Bohn, 1856, vol. 4, p. 225.

5 Ibid., p. 244.

6 Jonathan Swift, op. cit., p. 140. 68

7 Ce résumé des vues de Saint Augustin est de John Neville Figgis, The Political Aspects of S. Augustine's 'City of God'. London: Longmans, Green and Co., 1921, p. 58.





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