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Préface

par

Kirkpatrick Sale

traduit à partir de http://www.ditext.com/kohr/foreword.html par Michel Roudot

Préface de l'édition américaine de 1978

La Décomposition des Nations


[...]

L'importance de Breakdown réside dans sa perception -- unique dans le monde moderne, à ma connaissance, peut être dans toute la littérature politique depuis Aristote -- que la taille gouverne.2 Ce qui compte dans les affaires d'une nation, exactement comme dans les affaires d'un bâtiment, disons, est sa taille. Un bâtiment est trop grand quand il ne peut plus fournir à ses habitants les services qu'ils en attendent -- eau courante, évacuation des ordures, chaleur, électricité, ascenseurs, etc. -- sans que ceux ci n'occupent tant de place qu'il n'en reste plus assez pour l'espace de vie, un phénomène qui commence effectivement à se produire dans un bâtiment de plus de 90 ou 100 étages. Une nation devient trop grande quand elle ne peut plus fournir à ses citoyens les services qu'ils attendent -- défense, routes, postes, santé, monnaie, tribunaux, etc. -- sans accumuler des institutions et bureaucraties si compliquées qu'elles finissent au bout du compte par empêcher les fins mêmes qu'elles tentent d'atteindre, un phénomène qui est maintenant banal dans le monde moderne industrialisé. Ce n'est pas le caractère du bâtiment ou de la nation qui compte, ce n'est pas non plus la vertu des agents ou des dirigeants qui compte, mais bien la taille de l'unité : même des saints à qui on demanderait d'administrer un bâtiment de 400 étages ou une nation de 200 millions de personnes trouveraient que le job est impossible.

La notion que la taille gouverne est depuis longtemps familière à beaucoup de types de spécialistes. Les biologistes réalisent, comme J.B. S. Haldane l'a montré il y a bien des années, que si une souris devait être aussi grande qu'un éléphant, elle devrait devenir un éléphant -- c'est à dire qu'elle devrait développer les caractéristiques, comme les lourdes pattes trapues, qui lui permettraient de supporter son poids extraordinaire. Les urbanistes réalisent que des accumulations de gens bien au delà de 100 000 personnes créent des problèmes entièrement nouveaux, plus difficiles et sérieux que ceux de villes plus petites, et qu'il est virtuellement impossible pour une cité excédant cette limite d'avoir jamais un budget positif car les services municipaux qu'elle doit fournir coûtent plus que le maximum de taxation qu'elle peut se permettre. Les administrateurs d'hôpitaux, constucteurs de ponts, enseignants, sculpteurs, bureaucrates, présidents d'universités, astronomes, chefs d'entreprises -- tous réalisent que la taille des unités dans leurs propre domaine particulier de compétences est d'une importance vitale dans la manière dont leurs affaires sont menées et leurs buts accomplis.

La réussite de Kohr a été de saisir cette perception et de l'appliquer de la façon la plus féconde et convaincante aux sociétés dans lesquelles les gens vivent. Il a montré qu'il y a des limites inévitables à la taille de ces sociétés, car, comme il le formule, "les problèmes sociaux ont une tendance fâcheuse à croître géométriquement avec la croissance de l'organisme dont ils font partie, alors que la capacité de l'homme à en venir à bout ne croît qu'arithmétiquement, si même elle croît." Dans le monde politique réel, en d'autres termes, il y a des limites, et habituellement des limites plutôt étroites, au delà desquelles cela n'a pas beaucoup de sens de grandir. C'est seulement dans de petits états, suggère Kohr, qu'il peut y avoir une vraie démocratie, parce que ce n'est que là que le citoyen peut avoir une influence directe sur les institutions gouvernantes ; ce n'est que là que les problèmes économiques deviennent traitables et contrôlables, et que les vies économiques deviennent plus rationnelles ; ce n'est que là que la culture peut fleurir sans la déviation de l'argent et de l'énergie vers la pompe statiste et l'aventure militaire ; ce n'est que là que l'individu dans toutes ses dimensions peut fleurir libre de pressions sociales ou gouvernementales systématiques. Ainsi, les fins du monde moderne pourraient être mieux dirigées non vers la poursuite stérile du mondialisme mais vers le développement fécond de petites régions cohérentes, non vers l'agrandissement des états mais vers la mise en morceaux des nations.

[... Que cette oeuvre] ait été accueillie par une telle indifférence en 1957 était malheureux, mais pas vraiment surprenant. Qu'elle ne trouve pas d'audience aujourd'hui, toutefois -- à une époque où le surdéveloppement des nations Occidentales a apporté une inflation non maîtrisée, l'épuisement des ressources, et une pollution mondiale ; où toutes les plus grandes cités du monde étouffent à mort de leur propre croissance sans relâche ; où l'échec des institutions supranationales comme les Nations Unies est devenu douloureusement évident -- était simplement criminel.

[...]

Leopold Kohr est né en 1909 dans la petite ville d'Oberndorf, au centre l'Autriche, un village d'environ 2000 habitants, fameux jusque là seulement pour avoir été le lieu où "Douce Nuit, Sainte Nuit" a été écrit. (J'ai un jour demandé à Kohr quelles influences avaient été les plus importantes dans la formulation de ses théories de la taille, m'attendant à ce qu'il cite quelque philosophe antique. Il s'arrêta, plissa le front, et dit, "Essentiellement d'être né dans un petit village.") Oberndorf était aussi dans l'orbite culturelle de la cité autrefois indépendante de Salzbourg, à une vingtaine de kilomètres, et bien que ce ne soit pas avant neuf ans que Kohr la visita pour la première fois, il resta marqué toute sa vie par les talents de la cité. Comme il la décrivit plus tard :

La population rurale qui a bâti cette capitale d'à peine plus de 30 000 habitants pour sa propre jouissance n'a jamais dépassé 120 000 personnes . . . . Pourtant, sans aide extérieure ils ont réussi à la décorer de plus de 30 magnifiques églises, châteaux et palais plantés dans des bassins de nénuphars, et d'une quantité de fontaines, cafés et auberges. Et tel était leur goût sophistiqué qu'il requérait une douzaine de théâtres, un choeur dans chaque église, et une batterie de compositeurs pour chaque choeur, de sorte qu'il n'est pas étonnant qu'un des gamins locaux ait été Wolfgang Amadeus Mozart. Tout ceci était le résultat de la petitesse, obtenu sans un iota d'aide extérieure. Et quelle riche cité ils en ont fait.3

Une cité, en fait, très proche de la cité-état que Kohr en est venu plus tard à admirer et à préconiser.

Kohr alla au lycée à Salzburg, où il eut son diplôme en 1928, il s'inscrivit la même année à l'école de Droit d'Innsbruck. Puis, pendant qu'un ami y signait à sa place les feuilles de présence, il partit en Angleterre étudier à la London School of Economics, qui grouillait à l'époque de professeurs éminents comme Harold Laski, Hugh Dalton, F. A. Hayek, et Phillip Noel-Baker. Cela s'avéra un excellent endroit pour apprendre l'anglais, et pas mauvais pour apprendre l'économie, mais eut pour conséquence que les deux années suivantes où il retourna à Innsbruck il dut bachoter pour rattraper les cours qu'il avait manqués et passer de longues heures à lire dans les cafés.

À cette époque la menace de Hitler montait dans le pays voisin, mais pour une raison ou une autre cela ne touchait pas très directement les étudiants en droit d'Innsbruck. Kohr fut un des fondateurs du Club Socialiste à l'université -- son père, médecin de campagne, avait été ce qu'il appelait un "socialiste libéral" -- et appréciait de développer ses dons rhétoriques en débattant avec les fascistes de l'époque. Mais, admit-il rétrospectivement, "Je divaguais" : aucun des -ismes alors offerts ne semblait très désirable, et l'amitié semblait plus importante que toute idéologie. C'est une perception qui devait rester la sienne toute sa vie.

Kohr obtint son diplôme de l'école de droit d'Innsbruck en 1933, plein -- comme il le confesse -- d'une jeune assurance sur l'importance de la profession juridique et d'une conviction que les meilleurs avocats étaient ceux qui arrivaient à faire acquitter leurs clients les plus coupables. Ça ne dura pas longtemps. En voyage vers Copenhague cet été là une jeune Danoise qu'il courtisait transperça sa pose de juriste d'un simple, "Tu es trop froid" -- et la douleur de cette affirmation, tellement en contradiction avec ce que le jeune homme savait être son véritable moi, lui fit réaliser instantanément à quel point sa formation juridique l'avait détourné loin du droit chemin. De ce jour, il ne pratiqua plus jamais le droit, ni ne lut un livre de droit.

De nouveau libre comme l'air, Kohr s'inscrivit pour un autre diplôme, cette fois en science politique à l'université de Vienne, une des plus éminentes d'Europe à l'époque -- bien que, dise maintenant Kohr, "plutôt trop grande pour mes goûts." De nouveau il passa deux ans d'intense travail académique, utilisant de nouveau les cafés locaux comme salle d'étude, et il finit en 1935 avec les honneurs -- dans une Europe en chambardement.

Nulle part plus qu'en Espagne, alors à la veille de sa guerre civile. Bien que les idées de Kohr étaient encore incomplètement formées, les luttes des républicains espagnols semblaient répondre à ce qu'il estimait important, et donc il passa les six mois suivants là bas, travaillant comme pigiste pour nombre de journaux français et suisses, seulement armé d'un dictionnaire espagnol et d'une copie de Don Quichotte. "C'est là que ça a commencé" se souvient il". En visitant les états indépendants séparatistes de Catalogne et d'Aragon, en voyant comment les anarchistes espagnols géraient de petites cité-états à Alcoy et Caspe ("Je n'oublierai jamais la lecture du panneau, Bienvenue dans la Commune Libre de Caspe"), rapporta une compréhension de la profondeur du localisme européen et une appréciation des vertus du gouvernement limité et indépendant. Ce qu'il laissa derrière lui, incidemment, étaient quelques pièges de la pompe : "J'ai oublié mon pyjama et mes cartes de visite en quittant Madrid, et c'est la dernière fois que j'en ai eu."

En 1938, en raison de la montée de Hitler en Allemagne et de la probabilité toujours plus imminente d'une guerre, Kohr, alors basé à Paris, décida de rejoindre l'Amérique. Impossible, lui dit on : ça prendrait au moins un an pour obtenir un visa, et un an de plus pour réserver un passage. Il le fit en une semaine. Après un retour éclair en Autriche où il utilisa tous ses charmes pour arracher un visa touristique pour les États Unis, il se faufila de nouveau à travers l'Allemagne par l'Orient Express, et cinq jours plus tard était en route pour New York. C'était, dit il, le "pouvoir de l'ignorance."

Atterrissant sans le sou à New York, Kohr apprit à se nourrir aux "banquets d'automates" -- condiments, ketchup, moutarde, et autres accompagnements gratuits -- et contacta des membres de la communauté autrichienne d'Amérique. Puis quand son visa pour les États Unis arriva à expiration, il partit pour Toronto voir s'il pourrait y obtenir un statut d'immigrant. Des semaines et des semaines de démêlés Laocooniens avec la bureaucratie canadienne de l'immigration s'ensuivirent -- un fonctionnaire lui dit même qu'il devait retourner en Autriche, alors sous occupation Nazi, pour obtenir les papiers nécessaires -- mais finalement le Professeur George M. Wrong, le "père de l'histoire canadienne", le prit sous son aile, et son statut, et sa sécurité, furent assurés.

Pendant les vingt-cinq ans suivants Leopold Kohr fit sa vie en Amérique du Nord. De 1939 à 1940 il reçut une bourse universitaire de l'université de Toronto, et l'année suivante travailla comme secrétaire du Professeur Wrong. C'est à cette époque que ses idées sur la taille et la division des nations commencèrent à prendre forme, et en 1941 il publia son premier article sur le sujet (Commonweal, 26 September 1941, bien que sous le nom de "Hans" Kohr), affirmant même alors que l'Europe devrait être "cantonisée" sous la forme des petites unités poliques régionales qui existaient dans le passé : "Nous avons ridiculisé la multiplicité des petits états," concluait il lugubrement, "et maintenant nous sommes terrorisés par leurs quelques successeurs."

Après la guerre, Kohr rejoignit comme professeur assistant la faculté d'économie de l'Université Rutgers, où il devait travailler les neuf années suivantes. La plupart des idées qui traversent Breakdown ont été développées pendnat cette période à Rutgers, et c'est là, pendant les vacances de Noël de 1952, qu'il façonna le livre, travaillant tous les jours de tôt le matin à tard le soir dans son bureau du campus, ajoutant un chapitre par jour, jusqu'à ce qu'en janvier le manuscrit soit terminé. En avril 1953 Kohr envoya finalement le manuscrit à une succession d'éditeurs américains, tant académiques que commerciaux : un peu d'intérêt mais aucun contrat. Il fit alors le tour des éditeurs anglais, avec les mêmes résultats : des touches mais pas de poisson. Le sentiment à cette époque favorisait le gouvernement mondial et les empires américain et britannique, et un livre proposant sérieusement la réorganisation des nations sur une petite échelle ne trouvait pas de public. Kohr était découragé, et pendant un voyage à Oxford aux frais de la princesse, assis à côté d'un inconnu devant un déjeuner peu prometteur, il se soulagea auprès de son voisin sur le destin malheureux de son manuscrit : "Le problème avec ces éditeurs est qu'il ne peuvent pas me situer -- ils n'ont pas rencontré un vrai anarchiste depuis un demi-siècle."

Son compagnon parut convenablement sympatique et dit, "Pourquoi ne me laisseriez vous pas jeter un oeil à votre manuscrit ? Je suis moi-même anarchiste -- et aussi éditeur." Il tendit sa carte de visite à Kohr : "Herbert Read, Routledge & Kegan Paul, London."

Herbert Read, bien sûr, était de loin le principal penseur anarchiste de l'époque -- un fait qui, dit ultérieurement Kohr, "me fit instantanément souhaiter que la terre s'ouvre sous mon siège" -- mais il offrit gracieusement de lire le livre et de voir ce qu'il pourrait faire. Kohr envoya comme il se doit le livre, encore incertain. Read saisit l'idée immédiatement et publia le livre dans la foulée à l'automne 1957.

La réception en Grande Bretagne fut, au mieux, mitigée. Quelques critiques louèrent son charme et son style, mais la teneur de l'ensemble du livre semblait les mettre à cran : "un petit livre exaspérant" fut le commentaire du prestigieux Économiste. Mettre en question les empires, même les empires sur le point de se désintégrer, ne se faisait pas. Aux États Unis, où Rinehart en importa misérablement 500 copies, la publication de Breakdown eut autant d'impact qu'un vote unique pendant une élection nationale : elle fut ignorée par tous les périodiques hormis le Political Science Quarterly où le collègue de Kohr, l'économiste Robert J. Alexander, le nota consciencieusement comme "stimulant" et ajouta, avec exactitude, "il ne sera probablement pas pris aussi au sérieux qu'il le devrait."

Dans l'intervalle, Kohr avait été invité à la faculté de l'Université de Porto Rico, et il y passa la plus grande partie des dix-neuf années suivantes -- professeur, expert, chroniqueur à succès, auteur, conférencier, et personnalité insulaire -- jusqu'à sa retraite en 1974. Pendant ces années, Kohr produisit nombre de livres brillants, tournant tous autour des théories de la taille présentées dans Breakdown (citant Confucius, Kohr dit, "Je ne sais qu'une chose -- mais elle est dans tout !") : The Overdeveloped Nations (Allemagne 1962, Espagne 1965, réédité aux U.S. 1978), Development Without Aid (Pays de Galles 1973), et The City of Man (Porto Rico 1976). Il apparaissait régulièrement tant dans des trimestriels savants que dans des publications populaires, Business Quarterly, American Journal of Economics and Society, Vista, Spectator, et Land Economics parmi d'autres. Il écrivit aussi une série d'articles pour trois des quotidiens de Porto Rico et apparaissait régulièrement dans Resurgence, l'auto-désigné "magazine du quatrième monde" -- c'est à dire, des petites nations et des régions du monde à l'esprit indépendant -- lancé au Pays de Galles en 1966. Et de plus en plus il apparaissait comme conférencier aux États Unis et au Royaume Uni, particulièrement sur les campus universitaires, et d'après l'opinion générale était provocant et avait du succès.

Pourtant en dépit de tout cela, Leopold Kohr restait virtuellement inconnu, Prophète sans honneurs sinon dans une petite équipe de fidèles. Il gagna en fait un cercle d'amis ardents et très véhéments, comportant des gens comme Herbert Read, le nationaliste gallois Gwynfor Evans, le publiciste américain Howard Gossage, l'architecte Richard Neutra, et le leader portoricain Jaime Benitez; et il gagna lentement un groupe très prestigieux d'admirateurs, comportant certains des plus fins esprits de notre époque, des gens comme Fritz Schumacher, Ivan Illich, Kenneth Kaunda, et Danilo Dolci. Mais malgré cela, malgré l'importance de sa contribution dans une société minée par la grandeur, malgré sa singularité indubitable dans une époque qui rend célèbres même des altérophiles, il continua -- et continue -- d'être un personnage inconnu du grand public.

Peu importe. Après sa retraite de Porto Rico en 1974, Kohr accepta une offre de conférencier en philosopie politique à l'University College of Wales à Aberystwyth, où il put cimenter ses relations avec le mouvement nationaliste Gallois et travailler à supporter ses idées d'une petite nation indépendante et autonome. Il s'installa dans une petite maison de ville, à un pâté de maisons de la mer, et l'ouvrit à des amis et étudiants de tout âge, hôte très attrayant, dit on, et conteur très attachant. Et c'est là qu'il vit aujourd'hui, petit personnage énergique, qu'on rencontre ici ou là joggant ou buvant au pub ou discutant à la salle municipale, argumentant, divertissant, écoutant, racontant des histoires, se faisant des amis, et toujours, quelquefois avec douceur, quelquefois passionnément, enseignant les théories de la taille et les vertus de la petitesse.

[...]

NDT : Leopold Kohr est mort en 1994


Notes


1 Size and Democracy, Robert A. Dahl and Edward R. Tufte, Stanford University Press, 1973, p. 111.

2 Austin Robinson professeur à l'université de Cambridge, écrivant quelques années après la première publication de Breakdown, reconnut que, après une recherche complète dans la littérature politique des 200 précédentes années, il avait éprouvé "un sentiment d'incrédulité" voyant qu'il était incapable "de découvrir un volume de littérature antécédente telle que le sujet semblait en mériter." (The Economic Consequences of the Size of Nations), Macmillan [London], 1960, p. xiii.

3 Kohr, The City of Man, University of Puerto Rico Press, 1976, p. 67.





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