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Introduction

par

Léopold Kohr

traduit à partir de http://www.ditext.com/kohr/intro.html par Michel Roudot

Introduction de

La Décomposition des Nations


Écrit en 1946
Première publication en 1955







De même que les physiciens de notre époque ont tenté d'élaborer une théorie unique intégrée, capable d'expliquer non seulement une classe mais toutes les classes de phénomènes de l'univers physique, de même j'ai tenté sur un autre plan de développer une théorie unique par laquelle non seulement certains mais même tous les phénomènes de l'univers social puissent être réduits à un dénominateur commun. Le résultat est une philosophie politique nouvelle et unifiée centrée sur la théorie de la taille. Elle suggère qu'il semble n'y avoir qu'une cause derrière toutes les formes de misère sociale : la grandeur.

Aussi excessivement simplifié que cela puisse paraître, nous trouverons l'idée plus facilement acceptable si nous considérons que la grandeur, ou l'énormité, est en réalité bien plus qu'un simple problème social. Elle semble être le seul et unique problème omniprésent dans toute la création. Partout où quelque chose va mal, quelque chose est trop gros. Si les étoiles du ciel ou les atomes d'Uranium se désintègrent dans une explosion spontanée, ce n'est pas parce que leur substance a perdu son équilibre. C'est parce que la matière a tenté de s'accroître au delà des barrières infranchissables que connaît toute accumulation. Leur masse est devenue trop grande. Si le corps humain devient malade, c'est, comme dans le cancer, parce qu'une cellule, ou un groupe de cellules, a commencé à devenir trop grand pour les étroites limites qui lui sont imparties. Et si le corps d'un peuple devient malade de la fièvre de l'agression, de la brutalité, du collectivisme, ou d'une stupidité écrasante, ce n'est pas qu'il est tombé victime de mauvais dirigeants ou d'aliénation mentale. C'est parce que des êtres humains, si charmants en tant qu'individus ou en petits groupes, ont été soudés en unités sociales excessivement concentrées telles que des foules, des syndicats, des cartels, ou des grandes puissances. C'est là qu'ils commencent à glisser vers une catastrophe incontrôlable. Car les problèmes sociaux, pour paraphraser la doctrine de la population de Thomas Malthus, ont la tendance infortunée de croître en raison géométrique de la croissance de l'organisme dont elles sont une partie, alors que la capacité de l'être humain à y faire face ne croît, si même elle croît, qu'en raison arithmétique. Ce qui veut dire que, si une société croît au delà de sa taille optimale, ses problèmes finiront inévitablement par dépasser la capacité des facultés humaines nécessaires pour les traiter.

Par conséquent c'est toujours la grandeur, et seulement la grandeur, qui est le problème de l'existence, aussi bien sociale que physique, et tout ce que j'ai fait en fusionnant des éléments de preuve apparemment disjoints et sans relations en une théorie intégrée de la taille est de démontrer premièrement que ce qui s'applique partout s'applique aussi dans le champs des relations sociales ; et en second lieu que, si la misère morale, sociale, ou politique n'est qu'une fonction de la taille, si le seul problème est un problème de grandeur, la seule solution doit résider dans la réduction des substances et organismes qui sont devenus trop gros pour leurs limites naturelles. Le problème n'est pas de grandir mais d'arrêter de grandir ; la réponse : non l'union mais la division.

Ceci serait d'une grande platitude soumis à un chirurgien, un maçon, un ingénieur, ou un éditeur. Tout leur métier ne consiste qu'à couper ce qui est trop gros, et à ré-assembler les unités plus petites en nouvelles formes et structures plus saines. Mais c'est différent avec les techniciens sociaux. Bien que très sensés aux niveaux les plus bas, quand il s'agit des niveaux plus élevés de la politique et de l'économie ils semblent à jamais fermement décidés à créer des entités toujours plus grosses. Pour eux la suggestion de couper ce qui est devenu trop grand n'est pas une platitude mais un sacrilège. Voyant le problème de la taille à l'envers, ils pensent que c'est un problème de petitesse et pas de grandeur. Et donc ils exigent l'union là où toutes les lois de la logique semblent exiger la division. Ce n'est qu'en de rares occasions qu'ils voient à l'endroit, comme quand après des années de troubles dans les prisons surpeuplées de Corée l'idée commença à leur venir à l'esprit que la cause des difficultés n'était pas la nature incorrigible des communistes mais la taille des enceintes qui les enfermaient. Une fois que ceci fut reconnu, ils furent rapidement capable de restaurer des conditions supportables non en faisant appel à la bonne volonté des prisonniers mais en découpant leurs groupes en unités plus petites et plus gérables.

Quoi qu'il en soit, ce qui est vrai d'hommes vivant dans des camps de prisonniers surpeuplés est aussi vrai des êtres humains vivant dans les enceintes énormes que sont ces états-nations modernes dont la taille ingérable est devenue la principale cause de nos difficultés actuelles. Donc, exactement comme dans le cas des camps Coréens, la solution des problèmes auxquels est confronté le monde en son entier ne semble pas résider dans la création d'unités sociales encore plus grosses et de gouvernements encore plus vastes que nos hommes d'état tentent actuellement de former avec tant de fanatisme sans imagination. Elle semble résider dans l'élimination de ces organismes énormes qu'on appelle du nom de grandes puissances, et dans la restauration d'un système sain d'états petits et facilement gérables tels que ceux qui caractérisaient les temps anciens.

C'est la proposition avancée dans ce livre, et je n'ai aucun doute que beaucoup la considéreront contraire à tous les concepts progressistes. Ce qui est tout à fait vrai, bien sûr. Tout ce que je peux faire est de répondre avec le Professeur Frank Tannenbaum de l'Université Columbia : " Laissez les, laissez les autres avec leurs slogans. Laissez les progresser hors de la face du monde et alors ils auront un progrès infini. "

En mentionnant les idées développées dans ce livre j'ai utilisé le terme nouvelles. Ce n'est que partiellement vrai en ce sens que j'ai essayé de faire de la théorie de la taille la base d'un système philosophique intégré, applicable à tous les problèmes de la création avec une même facilité. Mais en tant que théorie particulière applicable à des domaines particuliers, elle a été déjà maintes fois proposée, bien que même comme théorie particulière elle n'ait jamais reçu la position centrale qu'elle mérite. Ceci est particulièrement vrai de son utilisation dans l'explication des phénomènes sociaux. Mais même là, le concept de la petite cellule comme fondation de toute structure saine n'est ni originale ni nouvelle. Elle a été magnifiquement exprimée il y a bien des siècles par des hommes tels qu'Aristote ou Saint Augustin. Elle a été avancée par Henri IV de France dans un des plus fameux plans de paix de l'histoire, le Grand Dessein. Et de notre temps, alors que la route de la grandeur approche de son terminus atomique, elle est devenue si pressante qu'elle semble se condenser presque d'elle même hors d'un air fécond. Chaque fois qu'une nouvelle tentative est faite de mettre sur pied une union internationale, nous sommes emplis moins d'espoir que de désespoir. Un pressentiment rampant semble nous dire que nous poussons dans la mauvaise direction ; que, plus nous sommes unis, plus nous approchons de la masse critique et de la densité à laquelle, comme dans une bombe à uranium, notre compacité même conduira à l'explosion que nous cherchons à éviter.

C'est pourquoi dans les quelques dernières années de plus en plus d'auteurs ont commencé à renverser la direction de leurs recherches et à chercher des solutions à nos problèmes sociaux dans les petites organisations plutôt que les grosses, et dans l'harmonie plutôt que dans l'unité. Arnold Toynbee, liant la chute des civilisations non pas à la lutte entre les nations mais à l'ascension d'états universels, suggère en place de solutions macropolitiques un retour à une forme d'Homonoia, l'idéal Grec d'un équilibre auto-régulé de petites unités. Kathleen Freeman a montré dans une étude des cités-états grecques que presque toute la culture occidentale est le produit des petits états désunis de la Grèce ancienne, et que les mêmes états n'ont pratiquement plus rien produit après avoir été unis sous l'aile de Rome. Dans le domaine de l'économie, Justice Brandeis a consacré sa vie à exposer la 'malédiction de la grandeur' en montrant que, au delà de limites relativement étroites, la croissance additionnelle d'une usine ou d'une organisation cesse d'améliorer, et même dégrade, l'efficacité et la productivité des entreprises. En sociologie, Frank Tannenbaum, qui se définit lui-même par défi comme un paroissialiste, s'est fait remarquer comme un défenseur des petits syndicats par opposition à leur progéniture géante. Car il semble que seuls les petits syndicats soient encore capables de donner au travailleur ce que le développement à grande échelle lui a retiré : un sentiment d'appartenance et d'individualité. Dans le domaine politique, Henry Simons a approfondi l'idée que les obstacles à la paix mondiale ne résident pas dans l'anachronisme allégué des petits états mais dans les grandes puissances, ces 'monstres de nationalisme et de mercantilisme', dont il voit dans le démantèlement la seule chance de survie. Finalement, Andre Gide, pour terminer cette liste sommaire par un poête, a exprimé une pensée similaire quand il a écrit ce qui sont peut être ses derniers mots: 'Je crois à la vertu des petits peuples. Je crois à la vertu du petit nombre. Le monde sera sauvé par quelques-uns.'

Tout ceci indique que l'idée et l'idéal de la petitesse comme seul antidote à la maladie cancéreuse de l'énormité -- dans laquelle la plupart des théoriciens contemporains insistent pour voir non une maladie mortelle mais un espoir pervers de salut -- semble finalement mûre pour une nouvelle reconnaissance et une formulation complète. Si mes propres spéculations ne pèsent pas lourd à cet égard, peut être celles d'Aristote ou de Saint Augustin le feront elles. Bien que je n'aie utilisé ni eux ni les autres auteurs que j'ai cités dans l'élaboration de mes théories, je trouve naturellement extrèmement agréable de me trouver en si respectable compagnie. Mais je ne me cacherai pas derrière leur témoignage ou l'autorité de leurs noms pour tenter d'échapper aux critiques de ceux qui pensent que tout ce dont notre époque a besoin pour résoudre ses problèmes est de se submerger dans une communauté mondiale globale. L'analyse comme les conclusions ne sont que miennes.





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