traduit à partir de http://www.sirbacon.org/links/huxley1.htm par Michel Roudot

Une Phrase de Shakespeare

ALDOUS HUXLEY

1944


Commentaire d'Huxley sur Bacon :

"Bacon était convaincu qu'une des valeurs de la science était dans ses fruits, qu'elle pouvait faire beaucoup pour diminuer la souffrance humaine.  Comme nous le savons, elle peut aussi faire d'autres choses dont nous sommes aujourd'hui péniblement conscients. Comme Bacon ne s'est jamais fatigué de le dire, la connaissance sans amour peut être profondément corrompue et même le mauvaise. Il blâmait les philosophes comme Platon et Aristote, non seulement parce qu'ils manquaient de l'humilité pour étudier des faits objectifs et baser leur raisonnement sur ces faits, mais parce qu'ils  recherchaient la connaissance purement pour la satisfaction intellectuelle, et non motivés par l'amour ou pour aider des êtres humains."  --The Human Situation, cours à Santa Barbara, 1959.





Cet essai, "Une Phrase de Shakespeare" est paru initialement dans Time Must Have a Stop (1945).
Réimprimé dans "Huxley and God: Essays" édité par Jacqueline Hazard Bridgeman 1992
Publié par Harper Collins, San Francisco


Si vous dites absolument tout, cela tend à s'annuler en rien. C'est pourquoi aucune philosophie explicite ne peut être extraite de Shakespeare. Mais en tant que metaphysique-par-implication, comme système de vérité-beauté, constituée par les rapports poétiques des scènes et des lignes, et inhérant, pour ainsi dire, dans les espaces blancs entre des mots même tels que "dit par un idiot, ne signifiant rien," les pièces sont l'équivalent d'une grande Summa théologique. Et bien sûr, si vous décidez d'ignorer les négatifs qui les neutralisent, quelles extraordinaires énonciations isolées d'une sagesse parfaitement explicite! Je continue à penser, par exemple, à ces deux lignes et demie dans lesquelles Hotspur récapitule négligemment une épistémologie entière, une éthique entière, une théologie entière.

Mais la pensée est l'esclave de la vie, et la vie est le dupe du temps,
Et le temps qui dirige le monde entier
Doit s'arrêter.

Trois clauses, dont le vingtième siècle n'a prêté attention qu'à la première. L'asservissement de la pensée à la vie est un de nos thèmes préférés. Bergson et les Pragmatistes, Adler et Freud, les Matérialistes Dialectiques et les Behavioristes - tous trompettent leurs variations là dessus. L'esprit, nous dit on, n'est rien qu'un mécanisme de récolte de nourriture; contrôlé par des forces inconscientes, agressives ou sexuelles; le produit de pressions sociales et économiques; un paquet de réflexes conditionnés.

Tout ceci est tout à fait vrai si on en reste là; tout à fait faux si l'on ne va pas plus loin. Car évidemment, si l'esprit est seulement quelque espèce de rien-que, aucune de ses affirmations ne peut revendiquer une validité générale. Mais toutes les philosophies du rien-que font en réalité de telles revendications. En conséquence elles ne peuvent pas être vraies; car si elles étaient vraies, ce serait la preuve qu'elles sont fausses. La pensée est l'esclave de la vie - oui, sans aucun doute. Mais si ce n'était pas aussi quelque chose d'autre, nous ne pourrions même pas faire cette généralisation partiellement valide.

La signification de la deuxième clause d'Hotspur est principalement pratique. La vie est le dupe du temps. Simplement en s'écoulant, le temps fait un non-sens de tout ce que la vie combine consciemment dans l'ordre temporel. Aucune action considérable n'a jamais eu tous, ou rien que, les résultats qui en étaient attendus. Sauf dans des conditions strictement contrôlées, ou dans des circonstances où nous pouvons nous abstraire de la réalité, ignorer les individus et nous intéresser seulement aux grands nombres et à la loi des probabilités, toute sorte de prévision précise est impossible. Dans toutes les situations humaines réelles plus de variables sont impliquées que l'esprit humain n'en peut tenir compte ; et avec le passage de temps les variables ont tendance à augmenter en nombre et à changer de caractère. Tout ceci relève de l'expérience quotidienne. Et pourtant la seule foi d'une majorité d'Américains et d'Européens du vingtième siècle est la foi en l'Avenir - l'Avenir plus grand et meilleur qu'ils savent que le Progrès va produire pour eux, comme des lapins blancs hors d'un chapeau. En l'honneur de ce que leur foi leur dit d'un Avenir, dont leur raison les assure qu'il presque complètement inconnaissable, les hommes sont prêts à sacrifier leur seule possession tangible, le Présent. Pendant les trente dernières années environ 50 millions d'Européens ont été liquidés dans des guerres et des révolutions. Pourquoi ? Les nationalistes et les révolutionnaires donnent tous la même réponse. "Afin que les arrière-arrière-petits-enfants de ceux qu'on liquide maintenant puissent avoir une vie absolument merveilleuse en 2043". Et (en choisissant, selon son goût ou avis politique, parmi les projets Wellsiens, Marxistes, ou Fascistes) nous continuons solennellement à visualiser et décrire la sorte de vie merveilleuse que ces mendiants chanceux auront. Exactement comme nos arrière-arrière-grands-pèresVictoriens visualisaient et décrivaient solennellement la sorte de vie merveilleuse que nous allions avoir au milieu du vingtième siècle.

La vraie religion s'intéresse à la réalité de l'éternité. Et la religion idolâtre est celle qui substitue le temps à l'éternité - soit le temps passé, sous la forme d'une tradition rigide, ou bien le temps futur, sous la forme du Progrès vers l'Utopie. Et tous deux sont des Molochs; les deux demandent des sacrifices humains. Le Catholicisme Espagnol était une idolâtrie typique du u temps passé. Le Nationalisme, le Communisme, le Fascisme, toutes les pseudo-religions du vingtième siècle, sont des idolâtries typiques du temps futur.

Quelles ont été les conséquences du changement d'attention récent par l'homme Occidental du temps passé au temps futur ? Un progrès intellectuel du Jardin d'Eden à l'Utopie et à la Société Sans Classe; une avancée morale et politique de l'orthodoxie obligatoire et du droit divin des rois vers la conscription militaire et industrielle pour chacun, l'infaillibilité du chef politique local et la déification de l'État. Devant ou derrière, on ne peut jamais adorer le temps impunément.

Mais le résumé de Hotspur a une clause finale : le temps doit s'arrêter. Et non seulement doit, comme une prophétie ou un impératif moral, mais aussi s'arrête, au temps indicatif présent et en tant qu'expérience empirique brutale, ici et maintenant, pour tous ceux qui en ont le désir. C'est seulement en prenant le fait de l'éternité en considération que nous pouvons délivrer la pensée de son esclavage à la vie. Et c'est seulement en prêtant délibérément notre attention et notre allégeance primaire à l'éternité que nous pouvons empêcher le temps de faire de nos vies des sottises injustifiées ou diaboliques. Le Brahman, la Raison, la Claire Lumière du Vide, le Royaume de Dieu sont une seule réalité éternelle. Recherchez la d'abord et tout le reste - depuis une philosophie adéquate jusqu'à la libération de la compulsion à nous abêtir et nous détruire - vous sera donné par surcroit. Ou, pour le mettre en langage Shakespearien, si nous cessons d'être "absolument ignorants" de ce dont nous sommes "le plus sûr, notre essence transparente" - l'esprit demeurant, le principe de notre être, l'Atman - alors nous serons autre chose que cette caricature affreuse d'humanité qui

          comme un singe furieux,
Joue des tours si fantastiques devant le haut ciel
Qu'il fait pleurer les anges.