traduit à partir de http://deoxy.org/huxley1.htm par Michel Roudot

La Propagande dans une Société Démocratique

Aldous Huxley (Retour au Meilleur des Mondes - 1958)

"Les doctrines de l'Europe," écrit Jefferson, "étaient que les hommes en groupes importants ne peuvent pas être maintenus dans les limites de l'ordre et de la justice, sauf par des forces physiques et morales exercées sur eux par des autorités indépendantes de leur volonté.... Nous (les fondateurs de la nouvelle démocratie américaine) croyons que l'homme est un animal raisonnable, doté par nature de droits, et avec un sens inné de la justice et qu'il pourrait être empêché de faire le mal et protégé dans le droit, par des pouvoirs modérés, confié à des personnes de son propre choix et maintenus dans leur charge par sa propre volonté". A des oreilles post-freudiennes, cette sorte de discours semble bizarre et naïve, d'une façon touchante. Les êtres humains sont beaucoup moins raisonnables et naturellement juste que les optimistes du dix-huitième siècle le supposaient. D'un autre côté ils ne sont ni aussi moralement aveugles, ni aussi désespérément déraisonnable que les pessimistes du vingtième ne nous le feraient croire. Malgré le Ça et l'Inconscient, malgré la névrose endémique et la prévalence des bas quotients intellectuels, la plupart des hommes et des femmes sont probablement assez convenables et assez raisonnables pour qu'on leur confie la direction de leurs propres destinées.

      Les institutions démocratiques sont des dispositifs pour réconcilier l'ordre social avec la liberté et l'initiative individuelles et pour soumettre le pouvoir immédiat des dirigeants d'un pays au pouvoir suprême des gouvernés. Le fait que, en Europe de l'Ouest et en Amérique, ces dispositifs ont fonctionné, tout bien considéré, pas trop mal est une preuve suffisante que les optimistes du dix-huitième siècle n'avaient pas entièrement tort. Moyennant une chance suffisante, je le répète; car une chance suffisante est un préalable indispensable. Aucun peuple qui passe brutalement d'un état d'asservissement à l'autorité d'un despote à l'état complètement inconnu d'indépendance politique ne peut être considéré comme ayant une chance suffisante d'être capable de se diriger démocratiquement. Le libéralisme fleurit dans une atmosphère de prospérité et décline comme le déclin de la prospérité rend nécessaire au gouvernement d'intervenir de plus en plus fréquemment et radicalement dans les affaires de ses sujets. La surpopulation et la sur-organisation sont deux conditions qui ... privent une société d'une chance raisonnable de faire fonctionner efficacement des institutions démocratique. Nous voyons, alors, qu'il y a certaines conditions historiques, économiques, démographiques et techniques qui rendent très difficile aux animaux raisonnables de Jefferson, dotés par nature de droits inaliénables et d'un sens inné de la justice, d'exercer leur raison, de revendiquer leurs droits et d'agir justement dans la cadre d'une société organisée démocratiquement. Nous, Occidentaux avons été suprêmement chanceux d'avoir eu une chance suffisante de faire la grande expérience de l'autonomie politique. Malheureusement, il paraît maintenant, par suite des changements récents de nos situations, que cette infiniment précieuse chance suffisante nous soit, peu à peu, retirée. Et ceci, bien sûr, n'est pas la fin de l'histoire. Ces forces impersonnelles aveugles ne sont pas les seuls ennemis de la liberté individuelle et des institutions démocratiques. Il y a aussi des forces d'un autre caractère, moins abstrait, des forces qui peuvent être délibérément utilisées par des individus qui cherchent le pouvoir et dont le but est d'établir un contrôle partiel ou total de leurs semblables. Il y a cinquante ans, quand j'étais un gamin, il semblait complètement évident en soi que les mauvais vieux jours étaient finis, que la torture et le massacre, l'esclavage et la persécution des hérétiques, étaient des choses du passé. Parmi les gens qui portaient des hauts-de-forme, voyageaient en train et prenaient un bain chaque matin de telles horreurs étaient simplement hors de question. Après tout, nous vivions au vingtième siècle. Quelques années plus tard ces gens qui prenaient des bains quotidiens et allaient à l'église en hauts-de-forme commettaient des atrocités à une échelle dont les Africains et Asiatiques plongés dans l'ignorance n'auraient rêvé. A la lumière de l'histoire récente il serait stupide de supposer que cette sorte de choses ne peut pas arriver de nouveau. Elle le peut et, sans aucun doute, elle se reproduira. Mais dans l'avenir immédiat il y a quelque raison de croire que les mesures punitives de 1984 céderont la place aux renforcements et aux manipulations du Meilleur des Mondes.

      Il y a deux sortes de propagande - la propagande rationnelle en faveur d'une action qui est compatible avec l'intérêt personnel éclairé de ceux qui la font et de ceux à qui elle est adressée et la propagande irrationnelle qui n'est pas en accord avec l'intérêt personnel éclairé de quiconque, mais est dictée par, et fait appel à, la passion. Si on considère les actions d'individus il y a des motifs plus élevés que l'intérêt personnel éclairé, mais là où l'action collective doit être menée dans les domaines de la politique et de l'économie, l'intérêt personnel éclairé est probablement le plus élevé des motifs effectifs. Si les politiciens et leurs électeurs agissaient toujours pour promouvoir leur propre intérêt personnel à longue terme ou celui de leur pays, ce monde serait un paradis terrestre. Dans la réalité, ils agissent souvent contre leurs intérêts propres, simplement pour satisfaire leurs passions les moins crédibles; le monde, en conséquence, est un lieu de misère. La propagande en faveur de l'action qui est compatible avec l'intérêt personnel éclairé fait appel à la raison au moyen d'arguments logiques basés sur les meilleures preuves disponibles exposées entièrement et honnêtement. La propagande en faveur de l'action dictée par les impulsions qui sont au-dessous de l'intérêt personnel offre des preuves fausses, déformées ou incomplètes, évite l'argumentation logique et cherche à influencer ses victimes par la simple répétition de mots-clés, par la dénonciation furieuse de boucs émissaires étrangers ou domestiques et en associant avec astuce les passions les plus basses avec les idéaux les plus hauts, pour que les atrocités en viennent à être commises au nom de Dieu et le type le plus cynique de Realpolitik est traité comme une question de principe religieux et de devoir patriotique.

      Comme disait John Dewey, "un renouvellement de la foi dans la nature humaine commune, dans ses potentialités en général, et dans sa capacité en particulier à répondre à la raison et à la vérité, est un rempart plus sûr contre le totalitarisme qu'une manifestation de succès matériel ou qu'une adoration dévote de formes légales et politiques particulières". La capacité à répondre à la raison et à la vérité existe dans chacun d'entre nous. Mais aussi, malheureusement, la tendance à répondre à la déraison et au mensonge - particulièrement dans ces cas où le mensonge évoque une émotion agréable, ou là où l'appel à la déraison fait vibrer une corde dans les profondeurs primitives, sub-humaines de notre être. Dans certains domaines d'activité les hommes ont appris à répondre à la raison et à la vérité d'une manière tout à fait consistante. Les auteurs d'articles scientifiques ne font pas appel aux passions de leurs collègues. Ils exposent ce qui, au mieux de leur connaissance, est la vérité de quelque aspect particulier de la réalité, ils utilisent la raison pour expliquer les faits qu'ils ont observés et ils supportent leur point de vue par des arguments qui font appel à la raison chez d'autres personnes. Tout ceci est assez facile dans le champ de la science physique et de la technologie. C'est beaucoup plus difficile dans les domaines de la politique et de la religion et de l'éthique. Ici les faits pertinents nous échappent souvent. Quant à la signification des faits, celle ci bien sûr dépend du système particulier d'idées, dans les termes duquel vous choisissez de les interpréter. Et ce ne sont pas les seules difficultés qui s'opposent au chercheur de vérité rationnel. En public et dans la vie privée, il arrive souvent qu'il n'y ait simplement pas le temps de rassembler les faits pertinents ou de peser leur portée. Nous sommes forcés d'agir sur la base de preuves insuffisantes et sous une lumière considérablement moins stable que celle de la logique. Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas toujours être complètement exacts ou invariablement rationnels. Tout ce qui est dans notre pouvoir est d'être aussi véridique et raisonnable que les circonstances nous permettent de l'être et de répondre aussi bien que nous le pouvons à la vérité limitée et au raisonnement imparfait qui nous sont offerts par d'autres.

      "Si une nation espère être à la fois ignorante et libre," a dit Jefferson, "elle s'attend ce qui n'a jamais été et ne sera jamais.... Les gens ne peuvent pas être en sécurité sans information. Là où la Presse est libre et chaque homme capable de lire, tout est sûr". De l'autre côté de l'Atlantique un autre partisan passionné de la raison pensait à peu près en même temps en termes presque précisément semblables. Voici ce que John Stuart Mill a écrit de son père, le philosophe utilitariste, James Mill : "si complete était sa confiance dans l'influence de la raison sur les esprits humains, chaque fois qu'on lui permet de les atteindre, qu'il était convaincu que tout serait gagné, si la population entière était capable de lire et si toutes les opinions pouvaient leur être adressées oralement ou par écrit, et si par le suffrage ils pouvaient nommer une législature pour réaliser les opinions qu'ils auraient adoptées". Tout est sûr, tout serait gagné! Une fois encore nous entendons la note de l'optimisme du dix-huitième siècle. Jefferson, c'est vrai, était un réaliste autant qu'un optimiste. Il savait par amère expérience qu'on peut abuser honteusement de la liberté de la presse. "Rien", déclara-t-il, "ne peut maintenant être cru de ce que l'on voit dans un journal". Et pourtant, il insistait (et nous ne pouvons qu'être d'accord avec lui), "la presse est une noble institution, également l'amie de la science et de la liberté civile". La communication de masse, en un mot, n'est ni bonne, ni mauvaise; c'est simplement une force et, comme toute autre force, elle peut être utilisée bien ou mal. Utilisés d'une façon, la presse, la radio et le cinéma sont indispensables à la survie de la démocratie. Utilisés d'une autre façon, ils sont parmi les armes les plus puissantes dans l'arsenal du dictateur. Dans le domaine des communications de masse comme dans presque tous les autres domaine de l'entreprise, le progrès technique a frappé le Petit Homme et a aidé le Grand Homme. Il y a à peine cinquante ans, chaque pays démocratique pourrait se vanter d'un grand nombre de petits journaux et de journaux locaux. Des milliers d'éditeurs provinciaux exprimaient des milliers d'avis indépendants. A un endroit ou un autre presque n'importe qui pouvait faire imprimer presque n'importe quoi. Aujourd'hui la presse est toujours légalement libre; mais la plupart des petits journaux ont disparu. Le coût de la pâte à papier, des machines d'impression modernes et des agences de presse est trop élevé pour le Petit Homme. À l'Est totalitaire il y a la censure politique et les médias de communication de masse sont contrôlés par l'État. À l'Ouest démocratique il y a la censure économique et les médias de communication de masse sont contrôlés par les membres de l'Élite au Pouvoir. La censure par l'augmentation des coûts et la concentration du pouvoir de communication dans les mains de quelques grandes entreprises est moins choquante que la propriété d'Etat et la propagande gouvernementale; mais ce n'est certainement pas quelque chose qu'un démocrate Jeffersonien pourrait approuver.

      En ce qui concerne la propagande, les premiers avocats de l'alphabétisation universelle et d'une presse libre n'envisageaient que deux possibilités : la propagande pourrait être vraie, ou elle pourrait être fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui est en fait arrivé, particulièrement dans nos démocraties capitalistes Occidentales - le développement d'une énorme industrie de communications de masse, principalement intéressée ni par le vrai, ni par le faux, mais par l'irréel, le plus ou moins totalement non pertinent. En un mot, ils ont échoué à tenir compte de l'appétit presque infini de l'homme pour les distractions.

      Dans le passé la plupart des gens n'ont jamais eu l'occasion de satisfaire entièrement cet appétit. Ils pouvaient désirer des distractions, mais les distractions n'étaient pas disponibles.Noël ne venait qu'une fois par an, les banquets étaient "solennels et rares," il y avait peu de lecteurs et très peu à lire et ce qui ressemblait le plus à un cinéma de voisinage était l'église paroissiale, où le spectacle, quoique peu fréquent, était quelque peu monotone. Pour trouver des conditions même lointainement comparables avec celles d'aujourd'hui nous devons retourner à la Rome impériale, où la populace était tenue dans la bonne humeur par des doses fréquentes, gratuites de beaucoup de sortes de divertissement - des drames poétiques aux combats de gladiateurs, des récitations de Virgile à la boxe à mort, des concerts aux revues militaires et aux exécutions publiques. Mais même à Rome il n'y avait rien d'analogue à la distraction ininterrompue maintenant fournie par des journaux et des magazines, par la radio, la télévision et le cinéma. Dans le Meilleur des Mondes des distractions ininterrompues de la nature la plus fascinante (le ciné tactile, l'orgy-porgy, le bumblepuppy centrifuge) sont délibérément utilisées comme des instruments de police, dans le but d'empêcher les gens de prêter trop d'attention aux réalités de la situation sociale et politique. L'autre monde de la religion diffère de l'autre monde du divertissement; mais ils se ressemblent par leur caractère résolument "pas de ce monde". Les deux sont des distractions et, si on y vit trop continuellement, elles peuvent devenir, selon l'expression de Marx, "l'opium du peuple" et par là une menace pour la liberté. Seuls les vigilants peuvent maintenir leurs libertés et seuls ceux qui sont constamment et intelligemment sur le terrain peuvent espérer se diriger efficacement selon des procédures démocratiques. Une société, dont la plupart des membres passe une grande partie de son temps, non sur le terrain, non ici et maintenant et dans l'avenir calculable, mais quelque part ailleurs, dans les autres mondes non pertinents du sport et du feuilleton, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique, auront beaucoup de mal à résister aux empiétements de ceux qui aimeraient les manipuler et les contrôler.

      Dans leur propagande les dictateurs d'aujourd'hui comptent essentiellement sur la répétition, la suppression et la rationalisation - la répétition de mots-clés qu'ils veulent faire accepter comme vrais, la suppression des faits qu'ils veulent faire ignorer, l'éveil et la rationalisation des passions qui peuvent être utilisées dans l'intérêt du Parti ou de l'État. Quand l'art et la science de la manipulation seront de mieux en mieux compris, les dictateurs de l'avenir apprendront sans aucun doute à combiner ces techniques avec les distractions ininterrompues qui, en Occident, menacent maintenant de noyer dans une mer de non pertinence la propagande rationnelle essentielle au maintien de la liberté individuelle et à la survie d'institutions démocratiques.