traduit à partir de http://www.countercurrents.org/us-sale230205.htm par Michel Roudot

Fin de l'Empire, Fin de la Civilisation ?

Kirkpatrick Sale

23 février 2005
Counterpunch.org

C'est assez ironique : à peine une décennie après que l'idée des Etats-Unis comme puissance impériale finisse par être acceptée tant par la droite que par la gauche et qu'on puisse vraiment parler ouvertement d'un empire américain, il montre de multiples signes de son incapacité à durer. En effet il est maintenant possible d'envisager, et de spéculer ouvertement sur son écroulement.

Les néoconservateurs au pouvoir à Washington en ce moment, ceux qui étaient enchantés de parler de l'Amérique comme le seul empire au monde après la désintégration soviétique, refuseront bien sûr de croire en un tel écroulement, de même qu'ils ignorent les réalités de la guerre impériale en Irak. Mais je pense qu'il convient d'examiner sérieusement les voies par lesquelles le système américain se met si drastiquement en danger qu'il causera non seulement l'écroulement de son empire mondial, mais changera profondément la nation elle-même sur le front intérieur.

Tous les empires s'effondrent un jour : Akkad, Sumer, Babylone, Ninive, Assyrie, Perse, Macédoine, Grèce, Carthage, Rome, Mali, Songhai, Mongol, Tokugawa, Gupta, Khmer, Habsbourg, Inca, Aztèque, Espagnol, Hollandais, Ottoman, Autrichien, Français, Britannique, Soviétique, tous, ils sont tous tombés et la plupart en moins de quelques centaines d'années. Les raisons n'en sont pas vraiment complexes. Un empire est une type de système d'état qui fait inévitablement les mêmes erreurs par la simple nature de sa structure impériale et échoue inévitablement à cause de sa taille, de sa complexité, de sa portée territoriale, de sa stratification, de son hétérogénéité, de sa domination, de sa hiérarchie et de ses inégalités.

Dans mes lectures sur l'histoire des empires, j'ai relevé quatre raisons qui expliquent presque toujours leur écroulement. (Le nouveau livre de Jared Diamond, "Collapse", contient aussi une liste des raisons de l'écroulement sociétal, qui recoupe partiellement les miennes, mais il parle de systèmes autres que les empires). Je vais les exposer, en me référant en grande partie au présent empire américain.

Premièrement, la dégradation environnementale. Les empires finissent toujours par détruire les terres et les eaux dont ils dépendent pour leur survie, en grande partie parce qu'ils construisent et cultivent et grandissent sans limites, et le nôtre n'est pas une exception, même si nous n'avons pas encore éprouvé le pire de notre assaut contre la nature. La science est d'accord avec le fait que tous les indicateurs écologiques importants sont dans le rouge et le sont depuis des décennies : érosion des terres arables et des côtes, surpêche, déboisement, épuisement des eaux douces et aquifères, pollution de l'eau, du sol, de l'air et de l'alimentation, salinisation des sols, surpopulation, surconsommation, épuisement du pétrole et des minéraux, création de nouvelles maladies et réapparition d'anciennes, météos extrêmes, fonte des calottes glaciaires et augmentation du niveau des mers, extinction d'espèces, et surconsommation humaine excessive de la capacité photosynthétique de la terre. Comme E.O. Wilson, Biologiste à Harvard, l'a dit, après un long examen de l'impact humain sur la terre, notre "empreinte écologique est déjà trop grande pour que la planète la supporte et elle continue à augmenter". Une étude de l'an dernier du Département de la Défense des USA prévoyait qu'un "brusque changement de climat", susceptible de se produire dans la prochaine décennie, mènera à des pénuries "catastrophiques" d'eau et l'énergie, "des perturbations et des conflits" endémiques, des guerres qui "menaceraient la vie humaine", et une "diminution significative" de la capacité de la planète à supporter sa population actuelle. Fin de l'empire à coup sûr, peut-être fin de la civilisation.

Deuxièmement, l'effondrement économique. Les empires dépendent toujours de l'exploitation excessive des ressources, ordinairement obtenues de colonies de plus en plus lointaines du centre et finissent par tomber quand les ressources sont épuisées ou deviennent trop chères pour tout le monde à part l'élite. C'est exactement le chemin sur lequel nous sommes - le pic d'extraction pétrolière, par exemple, est généralement prévu dans un an ou deux - et notre économie est bâtie entièrement sur un système fragile dans lequel le monde produit et nous, en général, consommons (la production manufacturière des Etats-Unis est de juste 13 pour cent de notre produit intérieur brut). À l'heure actuelle nous supportons un déficit commercial de presque 630 milliards de $ avec le reste du monde - il a fait un bond incroyables de 500 milliards de $ depuis 1993 et de 180 milliards de $ depuis que Bush est entré en fonction en 2001 - et pour le financer nous devons avoir des entrées d'argent liquide du reste du monde pour environ 1 milliard de $ chaque jour, et ces entrées étaient inférieures de moitié vers la fin de l'année dernière. Cette sorte d'excès est simplement non durable, particulièrement si vous pensez que c'est l'autre empire mondial, la Chine, qui est cruciale pour le supporter, pour la coquette somme d'environ 83 milliards de $ de prêt au trésor américain.

Ajoutez-y une économie reposant sur un déficit budgétaire fédéral de presque 500 milliards de $, formant une partie d'une dette nationale totale de 7,4 milliers de milliards de $ au dernier automne et le gaspillage continuel sur l'économie d'au moins 530 milliards de $ par an par l'armée (sans compter les services secrets militaires, dont nous ne connaissons jamais le coût). Personne ne pense que ceci est durable non plus, c'est pourquoi le dollar a perdu de sa valeur partout - baisse de 30 pour cent contre l'euro depuis 2000 - et le monde commence à perdre foi dans l'investissement aux USA. Je prévois que dans à peine quelques années le dollar sera si délabré que les états pétroliers ne voudront plus travailler dans cette monnaie et se tourneront plutôt vers l'euro et que la Chine laissera le yuan flotter contre le dollar, mettant efficacement cette nation en banqueroute et la rendant impuissante, incapable de contrôler la vie économique à l'intérieur de ses frontières et encore moins à l'étranger.

Troisièmement, le surdéploiement militaire. Les empires, parce qu'ils sont par définition des colonisateurs, sont toujours forcés d'étendre leur portée militaire toujours plus loin et de l'agrandir de plus en plus contre des colonies réticentes, jusqu'à ce que les coffres soient vides, les lignes de communication surétendues, les troupes peu fiables et que la périphérie ne résiste et finisse par se révolter. L'empire américain, qui a commencé à s'étendre mondialement bien avant Bush II, a maintenant environ 446 000 soldats d'active dans plus de 725 bases reconnues (et un nombre indéterminé de bases secrètes) dans au moins 38 pays dans le monde entier, plus une "présence militaire" formelle dans pas moins de 153 pays, sur tous les continents sauf l'Antarctique - et environ une douzaine de flottes entièrement armées sur tous les océans. Parlons de surdéploiement : les Etats-Unis représentent moins de 5 pour cent de la population mondiale. Et maintenant que Bush a déclaré "une guerre à la terreur", au lieu de la guerre plus faisable contre Al Quaida que nous devrions avoir menée, nos armées et nos agents seront sur un champ de bataille universel et permanent qui ne peut probablement pas être contrôlé ou contenu.

Jusqu'ici ce réseau militaire ne s'est pas effondré, mais comme l'Irak le montre il est puissamment mis à l'épreuve et tout à fait incapable d'installer des états clients qui suivent nos ordres et protégent les ressources dont nous avons besoin. Et comme le sentiment anti-américain continue à s'étendre et s'obscurcir - dans tous les pays Musulmans, dans la plupart de l'Europe, dans la plupart de l'Asie - et comme de plus en plus de pays refusent "les ajustements structurels" que notre globalisation menée par le FMI exige, il est tout à fait probablement que la périphérie de notre empire va commencer à résister à notre dominance, militairement si nécessaire. Et loin d'avoir la capacité de mener deux guerres simultanément, comme le Pentagone l'avait un jour espéré, nous sommes en train de prouver que nous ne pouvons même pas en mener une.

Finalement, dissidence et soulèvement intérieurs. Les empires traditionnels finissent par s'effondrer de l'intérieur aussi souvent qu'être attaqués de l'extérieur, et jusqu'ici le niveau de dissentiment aux Etats-Unis n'a pas atteint le point de rébellion ou de sécession - grâce tant à l'augmentation de la répression du dissentiment qu'à l'escalade de la peur au nom de "la sécurité de patrie" et au succès de notre version moderne du pain et des jeux, une combinaison unique de divertissement, sport, télévision, sexe et jeux sur Internet, consommation, drogues, alcool et religion qui met efficacement le grand public dans un état de stupeur endormie. Mais la tactique de l'administration Bush II montre qu'elle a si peur d'une expression de dissentiment populaire qu'elle est prête à défier et ignorer les groupes écologistes, ceux des droits civils et les groupes progressistes, à suborner les commentateurs pour diffuser sa propagande, à étendre les ingérences dans la vie privée par la surveillance et les bases de données, à utiliser sa majorité politique et des tactiques d'arrière cuisine pour se moquer totalement de l'opposition au Congrès, à utiliser le mensonge et la tromperie comme une manière normale de gouverner, à violer les lois et traités internationaux pour des fins à court terme et à utiliser la religion pour masquer sa politique même.

Il est difficile de croire que la grande masse du public américain s'activera jamais pour défier l'empire de l'intérieur à moins que les choses ne deviennent bien, bien pires. C'est un public, après tout, dont, d'après un Sondage Gallup de 2004, 61 pour cent croient que "la religion peut répondre à la plupart ou tous les problèmes d'aujourd'hui," et selon un sondage de Time/CNN de 2002 59 pour cent croient dans l'imminence de l'apocalypse annoncée dans le Livre de la Révélation et prennent toute menace et désastre comme la preuve de la volonté de Dieu. Et pourtant, il est aussi difficile de croire qu'une nation aussi profondément corrompue que celle ci - dans toutes ses institutions fondamentales, ses partis, académies, sociétés, courtages, comptables, gouvernements vénaux - et qui repose sur une base sociale et économique de revenus et de propriété intolérablement inégaux, et qui deviennent de plus en plus inégaux, sera capable de se maintenir longtemps. L'augmentation des discussions sur la sécession après la dernière élection, dont certaines étaient on ne peut plus sérieuses et ont amené à des organisations dans la plupart des états bleus, indique qu'au moins une minorité est prête à envisager des mesures drastiques pour "changer ou abolir" un régime avec lequel elle se trouve fondamentalement en désaccord.

Ces quatre processus par lesquels les empires finissent toujours par s'écrouler me semblent être inéluctablement à l'oeuvre, à des degrés divers, dans ce dernier empire. Et je pense qu'une combinaison de plusieurs d'entre eux, ou tous, provoquera sa chute dans les 15 ans à venir, guère plus.

Le livre récent de Jared Diamond détaillant les façons dont les sociétés s'écroulent suggère que la société américaine, ou la civilisation industrielle dans son ensemble, une fois qu'elle sera consciente des dangers de sa trajectoire actuelle, peut apprendre des échecs du passé et éviter son destin. Mais cela n'arrivera jamais et pour une raison que Diamond lui-même comprend.

Comme il le dit, dans son analyse de la société nordique du Groenland, vouée à l'échec, qui s'est effondré au début du 15ème siècle : "Les valeurs auxquelles les gens s'accrochent le plus obstinément dans des conditions inopportunes sont ces valeurs mêmes qui étaient précédemment la source de leurs triomphes les plus grands sur l'adversité". S'il en est ainsi et ses exemples sembleraient le prouver, alors nous pouvons isoler les valeurs de la société américaine qui ont été responsables de ses triomphes les plus grands et savons que nous nous accrocherons à elles quoi qu'il arrive. Ce sont, en un grossier mélange, le capitalisme, l'individualisme, le nationalisme, la technophilie et l'humanisme (au sens de domination de l'homme sur la nature). Il n'y a aucune chance imaginable, quelque grave et évidente que soit la menace, qu'en tant que société nous les abandonnions.

Et donc aucune chance d'éviter la chute de l'empire.